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« Monsieur le ministre,

« Vous devez comprendre maintenant ce que sont vos protégées, et ce qu'il y avait de sage dans mes paroles lorsque, l'autre jour, en vous invitant à vous occuper de votre propre troupeau, je voulais indirectement vous sauver de la honte d'avoir été dupé par deux créatures que j'ai cessé de voir moi-même après que j'ai pu connaître de quelle sorte elles sont, et ce que signifient leurs dehors d'opulence. Cessez donc de prostituer vos cheveux blancs, et ayez l'humilité de croire qu'en ces choses un jeune étourdi habitué au monde y voit plus clair encore qu'un ministre qui ne connaît que sa paroisse.

› Agréez mes salutations empressées. »>

Cette lettre, tout en me causant autant d'indignation que de défiance à l'égard du jeune homme qui l'avait écrite, ne laissa pas que de me jeter dans une vive angoisse, et, je le confesse aussi, dans des doutes auxquels les propos de l'hôte, ceux de l'orfèvre et ces agrafes qu'il m'avait montrées, offraient certainement quelque prise. Et comme j'étais trop troublé pour prendre un parti sur l'heure, j'allai préalablement dans ma chambre, où, après une courte invocation, j'ouvris l'Évangile et je m'appliquai à en lire quelques pages avec un vif sentiment de ma faiblesse, et un sentiment non moins vif du secours qu'on rencontre toujours lorqu'on s'élève au-dessus des motifs et des préoccupations terrestres pour aller puiser à cette source de toute grâce excellente et de tout don parfait. Après cette lecture, je n'eus plus honte en effet d'avoir pu, si tel était le cas, prostituer mes cheveux blancs au service d'une intention honnête et d'une erreur désintéressée; je me trouvai fortifié dans cette pensée, d'ailleurs charitable, qu'au milieu d'une si grande incertitude je devais attacher plus de foi encore aux marques d'hon

nêteté qui m'avaient inspiré de l'estime pour deux personnes d'âge encore si tendre, qu'aux propos toujours enclins à la malice et souvent criminellement intéressés du monde ; qu'enfin, à supposer encore que ces deux jeunes filles fussent en effet des créatures, comme ministre d'un Seigneur qui vivait avec les publicains, qui tendait la main aux gens de mauvaise vie et qui relevait la femme adultère, je leur devais mon aide tout autant que si elles n'étaient que deux filles honnêtes et seulement imprudentes ou temporairement dans la gêne. Je résolus donc de redoubler de prudence, sans diminuer de charité, et après avoir le soir même mis mon fils en part dans toutes mes anxiétés et dans toutes mes résolutions, soit afin d'avoir son avis, soit afin de le mettre en garde contre ce qu'il pourrait entendre dire, et aussi de le former insensiblement à démêler sa voie parmi les sentiers entrecroisés de cette terre, je gagnai mon lit, où je dormis d'un paisible sommeil.

VIII

Le surlendemain, qui était un lundi, quand je me rendis, à mon ordinaire, pour conduire les deux jeunes dames à la promenade, je les trouvai dans un état de désolation difficile à décrire, et ma première pensée fut qu'elles avaient reçu au sujet du comte quelque fâcheuse nouvelle qui exigeait leur départ précipité. Leurs effets étaient en désordre, leurs bijoux épars çà et là sur les meubles, et pendant que la jeune mariée se livrait, à l'écart, à des pleurs et à des sanglots, son amie, plus calme, mais pâle et consternée, s'occupait de remettre des hardes à une femme que je pris d'abord pour la blanchisseuse. Mais, derrière cette femme, un homme, que je reconnus pour être un juif de mon quartier, semblait attendre qu'elle en eût fini avec ses hardes avant d'entrer en marché pour les bijoux, en sorte que presque aussitôt je présageai qu'il était question des exigences de l'hôte plutôt encore que de mauvaises nouvelles du comte.

Ce n'était pourtant point encore cela, et l'humiliation bien plus que la détresse était la cause des pleurs que je voyais verser et de la scène dont j'étais le témoin. Après s'être précipitée dans mes bras sans pouvoir d'abord articuler une seule parole: « O mon bon monsieur Bernier, me dit à la fin l'épousée, voudrez-vous nous protéger encore, après un

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si grand outrage qui nous couvre de honte et qui nous livre au mépris de tout le monde! Qu'est-ce donc, ma chère enfant, lui dis-je, et si vous n'avez pas fait le mal, comment le mépris pourrait-il vous atteindre? » J'appris alors que, poussé probablement par de perverses intentions, l'auteur de la lettre que j'avais reçue, ce même jeune homme qui, la veille, avait écouté ma conversation avec l'hôte, s'était hâté de lui payer la dépense de celles qu'il croyait être des créatures, et qu'il avait osé se présenter ensuite chez ces dames, certain d'être toléré, et ensuite agréé, après que, sous la forme simulée d'un prêt d'argent, il se serait vu l'auteur de leur délivrance et l'arbitre désormais de leur sort; puis, qu'aussitôt que ces dames avaient eu compris, au travers de l'ambiguité polie de ses propos, toute l'indignité de ce prêt officieux, elles avaient fait venir l'hôte pour lui déclarer qu'il serait payé avant une heure, et qu'avant une heure aussi elles auraient quitté la maison d'un homme assez méprisable pour compromettre gratuitement par sa basse cupidité la réputation des étrangers qui s'étaient choisi chez lui leur demeure. De là la présence de cette femme et de ce juif; de là ce désordre d'effets et ces sanglots provoqués par un bien coupable affront. Pendant que la jeune épousée me contait ces détails, le marché avait été grand train, et une somme de quinze cents francs environ se trouvait réalisée. << Assez, dit alors l'amie; retirez-vous, et que l'hôte monte. >> Quand celui-ci fut entré, il voulut s'expliquer, faire des excuses, proposer des délais, mais la même jeune fille : « Des délais! demeurer une minute de plus dans votre odieuse maison! Ah! ce lui est trop d'honneur, et à nous trop de honte, indigne que vous êtes, qu'une seule fois nous en ayons franchi le seuil! Voilà vos douze cents francs donnez-m'en le reçu, emportez-les en présence de monsieur, n'ajoutez pas un mot, et que jamais nos regards ne soient plus souillés de votre vue! » L'hôte accomplit ce qui lui était

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ordonné d'un ton si impérieux, et, après qu'il se fut retiré, je demeurai avec les deux jeunes dames qui, insouciantes du reste d'effets encore épars dans leur chambre, m'entraînaient à quitter l'hôtel en toute hâte.

<< Mais un moment, un moment, mes chères enfants, leur dis-je; encore faut-il que je sache où nous voulons aller! » Alors, épuisées qu'elles étaient par la douleur et l'anxiété, elles s'assirent, et, à peine assises, elles fondirent en larmes. « En effet, leur disais-je, vous avez été cruellement outra→ gées, et si M. le comte n'arrive pas bientôt, votre situation menace de s'aggraver encore. Toutefois, mes chères enfants, l'imprudence, le malheur, la détresse, ne sont pas le péché, et si l'épreuve vient de Dieu, la délivrance aussi vient de lui. Ayons donc bon courage, et une autre fois, en m'accep→ tant comme protecteur, ne vous réservez pas de me taire vos secrets; car si j'avais connu que vous êtes temporairement dénuées d'argent, par de bien faciles conseils, sinon par des sacrifices qui ne sont guère à ma portée, je vous aurais certainement épargné et cet outrage et ce désespoir. Pour l'heure, le plus pressé est de vous trouver un gîte honnête et modeste, et je vais m'y employer; ainsi, employez-vous vous mêmes à enserrer dans vos valises ce reste d'effets qui peut vous devenir plus précieux que vous ne pensez, et, dans une demi-heure environ, je reviendrai vous tirer d'ici pour vous aller loger en lieu sûr. » Elles se conformèrent à cet avis, et après m'avoir averti de heurter, à mon retour, d'une certaine manière qui me fît reconnaître, tant elles avaient peur que l'hôte ou le jeune monsieur vinssent à se présenter à leur porte, elles s'enfermèrent intérieurement à double tour, pendant que j'allais leur chercher un logement.

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