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suivies, qui ne sont autres que les conditions mêmes de la forme, complexes ou simples plus ou moins, abstraites ou généralisées plus ou moins aussi : la composition, les lignes, certaines qualités d'exécution, des règles vraies et d'expérience, mais accessoires, des choses de tradition, vraies aussi, mais accidentelles ou relatives, des qualités rares, difficiles, estimables, mais conventionnelles. Hogarth, en trouvant le beau de la forme dans la ligne serpentine, par cela seul, combine visiblement ensemble les deux principes, puisqu'il prend à la fois la nature pour type et la forme pour but et pour moyen. Mais cet Écossais qui fait résulter le beau de l'unité dans la variété s'appuie sur la même base, quoique moins visiblement: car, prenant pareillement la nature pour type, il assigne la qualité de beau à ce qui procède d'une certaine combinaison des objets, c'est-à-dire à l'arrangement, c'est-à-dire, en dernière analyse, à la forme.

CHAPITRE XXVII.

Où l'auteur engage le lecteur à lui intenter une objection
de toute force.

Il est donc démontré dès à présent que le beau de l'art est absolument indépendant du beau de la nature; toutefois, car il faut tout prévoir, je veux, avant de quitter ce sujet, prévenir une objection, ou plutôt éliminer une cause d'incertitude et de confusion qui pourrait s'élever dans votre esprit, lecteur. La voici :

« Après tout, monsieur, pourriez-vous me dire, sans que je fusse là pour vous répondre, si un bel arbre dans un tableau plaît de la même façon qu'il plairait dans une prairie, il est bien évident, dans ce cas-là, que le beau de l'art et le beau de la nature ne sont pas si différents, si opposés ou inverses, si essentiellement indépendants qu'il vous convient de l'affirmer

dans vos derniers chapitres. J'en dis autant d'une forme qui, après avoir paru belle dans la nature, nous paraît belle aussi dans un tableau qui l'a reproduite. »>

CHAPITRE XXVIII.

Où, sans bouger de sa cime, l'auteur expérimente sur un chêne splendide et sur un chêne ragot.

Voilà cette objection dont je parlais. Il y a plusieurs façons d'y répondre; je choisis celle dont les ingrédients sont sous ma main. J'ai ici, sur ma droite, un bel arbre. C'est un chêne vigoureux, jeune, feuillu, celui-là même de qui

Le front au Caucase pareil,

Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête....

Approche, Ruysdael, et avec ce sourd mystère qui est propre à ton coloris sombre, avec ces transparentes noirceurs où tu sais faire plonger les rameaux, peins-nous ce colosse dans toute sa beauté. N'oublie pas, je te prie, les harmonieuses fissures de cette pure écorce, et non plus, là-haut, du côté du nord, ces quelques feuilles qui, refroidies et tardives à éclore, abritent sous les touffes de leurs aînées leurs tiges encore frêles et leur verdure encore tendre....

D'autre part, j'ai ici, à ma gauche, un chêne ragot et ébranché, mutilé naguère par les bûcherons; ce n'est plus qu'un tronc noueux et tourmenté qui, de la base au faîte, a poussé en gaules inégales de ce côté, les fourmis ont bâti leurs greniers dans ses flancs entr'ouverts, et l'on voit comme des pourritures caverneuses, où suinte, noire et visqueuse, la séve extravasée du bois malade....

Approche à ton tour, Téniers, ou plutôt, toi, Karel du Jardin, et avec ce charme de simplicité, avec cette naïveté d'émotion qui respirent dans ton faire aimable, peins-nous ce ragot ébran

ché dans toute sa pauvreté maladive. N'oublie pas, je te prie, ces bourrelets contournés, ces verrues que surmontent comme des poils follets des touffes de tiges avortées, ni ces noirceurs humides qui tapissent comme une suie impure le canal évidé de la moelle....

CHAPITRE XXIX.

Où, les deux tableaux étant terminés, l'on expérimente sur eux.

Voilà nos deux tableaux parachevés. Maintenant qu'on fasse entrer l'amateur, et regardons-le faire.

Le voilà ravi, transporté.... C'est bizarre. Car, assurément, bien des fois, dans la plaine ou sur le coteau, il a vu, sans y seulement prendre garde, des chênes beaux comme ce chêne, et encore mieux des ragots aussi mutilés que ce ragot. D'où vient alors qu'à être ainsi reproduits sur la tcile, ces deux arbres lui causent ce plaisir? D'où vient que déjà ils semblent n'être pas des arbres qu'il contemple, mais comme des objets qui le réjouissent, qui le remuent, qui lui parlent; comme des mots, comme un langage où il lit une pensée charmante exprimée avec une grâce ou avec une poésie qui le transporte ? Il est clair déjà que ce chêne, issu de Ruysdael, dit des choses que notre chêne, issu de gland, ne disait pas du tout, et que si de la terre il sort des chênes beaux à la vérité, ce n'est pas néanmoins ce beau issu de la terre au moyen du chêne, mais ce beau issu de Ruysdael au moyen de l'art, qui ravit, qui transporte l'amateur.

CHAPITRE XXX.

Où l'on continue d'expérimenter sur les deux chênes.

Mais ceci n'est rien encore. Avez-vous remarqué, s'il vous plait, que, entre le chêne beau et le chêne ragot, il n'est même pas venu à l'esprit de notre amateur de faire un choix, ni de penser que l'un soit beau, l'autre laid, ou seulement que le ragot ne soit le vigoureux? Bien plus ! après les pas tout aussi admirable que avoir acceptés d'emblée comme indifféremment beaux ou laids, laids ou beaux, au point de vue de leur stature et de leur physionomie propre, il s'est mis à les contempler avec un égal plaisir, et le voilà qui, seulement à présent, s'enquiert de savoir lequel il préfère.... Certes, si le beau de l'arbre en luimême entrait pour une obole, pour un millième d'obole, dans la somme de beau qui ravit cet amateur, pourquoi ce plaisir égal devant l'un et devant l'autre, et à quoi bon s'enquérir de savoir lequel de ces deux chênes il préfère, quand déjà, en vertu des seules données, cette alternative ne lui est point laissée ?

CHAPITRE XXXI.

Où l'amateur tranche la question de la façon la plus heureuse et la plus décisive.

Mais chut!... Écoutons, voici l'amateur qui parle :

« J'admire, dit-il, dans ce Ruysdael, une mystérieuse vigueur du coloris, une savante manière d'exprimer sans recherche tout ce que ce chêne a d'ombreux et de sévère, une magie de solitude, de mélancolie, d'incertaine et triste lumière, dont le charme est puissant et savoureux..........

« Néanmoins ce chêne de Karl m'attache plus encore : je le trouve plus riche d'accidents, plus fécond de détails, plus ex

pressif d'agrestes impressions, plus beau de pittoresque variété.... Que si je passe à en considérer le faire, avec plus de clarté a-t-il moins de vigueur? avec plus de candeur a-t-il moins d'harmonie savante? avec plus de finesse n'exprime-t-il pas plus aussi de ces grâces rustiques, de ces impressions des champs, de ces haleines des campagnes, qui sont l'attrait même de cette scène et de la poésie de ce sujet? »

Et il achète le ragot!... Alors qu'est devenu le beau de l'arbre, et pour combien compte-t-il dans le beau du tableau? Pour rien, sans plus.

CHAPITRE XXXII.

D'une pierre deux coups.

:

De ce fait, qui est conforme à ce qui se passe tous les jours, il faut conclure deux choses, lecteur la première, c'est que dans tout tableau, et conséquemment dans tout ouvrage d'art, il y a, ou il peut y avoir deux ordres de beau, mais qui n'ont entre eux aucune relation : l'un emprunté, qui y est accessoire, ou indifférent, ou nul; l'autre créé, qui y est essentiel. Seul donc, et à l'entière exclusion du premier, ce second beau est celui de l'art.

La seconde chose, c'est que c'est une erreur de s'imaginer, comme l'ont fait quelques doctes, qu'en tout ou en partie le beau de l'art puisse procéder du sujet. Le sujet, qu'est-ce? l'événement, la donnée, l'objet du poëme, de la statue ou du tableau; ici, c'est le chêne. Or, vous l'avez vu, le chêne serait beau comme celui d'Érymanthe, ou splendide comme celuide. Dodone, que, après qu'il a prêté toute sa beauté, comme il ferait à un miroir qui en réfléchirait l'image, la sorte de beau par laquelle seulement cette image peut devenir tableau, c'est-à-dire le beau de l'art, reste encore à créer tout entière.

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