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laire, que ces gens-là travaillaient à l'entreprise : ils ne furent pas dérangés. Les coups de sabre et de baïonnette, qui avaient atteint des victimes inoffensives, causèrent moins d'épouvante que les feux de peloton qui n'atteignirent pas les émeutiers derrière leurs barricades. Les soldats ayant tiré en l'air, pour épargner une masse de peuple qui encombrait la rue Saint-Denis sans pouvoir refluer dans les rues voisines que barrait la force armée, les balles allèrent frapper, aux croisées et dans l'intérieur des maisons, des citoyens paisibles, des femmes, des enfants. De toutes parts, s'élevèrent des cris d'horreur et de rage; les habitants des maisons, se croyant attaqués dans leur domicile contre tout droit et toute justice, firent pleuvoir sur la troupe une grêle de projectiles meurtriers et ripostèrent par des coups de feu tirés des fenêtres et des toits. La troupe, à son tour, crut qu'elle avait un ennemi sérieux à combattre elle ne chercha plus à détourner ses coups, dans les nombreuses décharges qu'elle fut forcée de faire jusqu'à ce que la rue Saint-Denis eût été évacuée. Quant aux faiseurs de barricades, ils avaient disparu sans tenter de les défendre. Vers minuit, tout était redevenu calme, dans ce quartier que les émeutiers ou les agents provocateurs avaient choisi pour y susciter une insurrection qui ne fut qu'une sanglante échauffourée. On apprit, le jour suivant, que le maréchal, duc de Raguse, avait ordonné le feu et que cet ordre funeste coûtait la vie à plus de vingt-cinq personnes. La journée fut triste et silencieuse; la nuit venue, on vit reparaître les mêmes bandes qui avaient inauguré l'émeute; elles envahirent de nouveau la rue Saint-Denis, qu'elles troublèrent de leurs cris furieux. Cette rue était illuminée comme la veille non plus en signe de réjouissance, mais pour suppléer à l'absence des réverbères détruits : à la clarté des lampions, les barricades se redressaient sous des mains inconnues. Toute la garnison avait été mise sur pied; le théâtre de l'émeute fut cerné et occupé militairement; on jeta encore des pierres et des pétards à la troupe qui répondit par des charges à l'arme blanche: elle eut soin d'épargner les feux de peloton. Les barricades, ébauchées çà et là, avaient été abandonnées par ceux qui les avaient faites. Malgré la modération de la troupe, cette soirée fit encore quelques victimes qui n'étaient malheureusement pas les plus coupables. Mais, comme l'émeute avait duré assez longtemps, la répression fut aussi énergique et aussi prompte qu'elle avait éte lente et indécise auparavant; l'infanterie et la cavalerie parcoururent au galop et au pas de charge les rues étroites et tortueuses qui servaient de repaire aux mutins : on arrêta une centaine d'individus; le reste se dispersa. D'autres arrestations eurent lieu en même temps à la place Vendôme où se formait un ras semblement qui semblait en vouloir à l'hôtel du garde des sceaux. Tout rentra dans l'ordre, comme à un signal donné. Les événements de ces deux soirées avaient indigné et désolé la capitale un cri de réprobation universelle accusait la police de Delavau et Franchet d'avoir provoqué et fait l'émeute, pour donner à l'autorité une occasion de sévir: c'était là une de ces grossières calomnies qui s'adressent à toutes les polices; mais cette fois, elle

trouvait d'autant plus de créance, qu'elle allait droit à un ministère exécré. Ce qu'on pouvait reprocher à cette police hypocrite, c'était de n'avoir rien voulu prévoir pour empêcher, pour réprimer l'émeute à son début; c'était d'avoir laissé s'accroître et se propager le désordre, avant d'y mettre un terme; c'était enfin d'avoir exploité, pour ainsi dire, ce désordre au profit des élections départementales et dans l'intérêt du ministère déplorable. Quoi qu'il en fût, la police fit boucher les trous des balles dans les murs et remplacer les vitres brisées aux fenêtres, comme pour effacer tout vestige de ce qui s'était passé. Lesang versé laissa des traces ineffaçables au fond des cœurs. Les parents des victimes, plusieurs blessés, portèrent plainte contre le directeur de la police générale et contre le préfet de police; les tribunaux furent saisis de cette affaire qui ne devait aboutir qu'à un arrêt de non-lieu, mais dont l'instruction révéla une partie de la vérité. Le ministère ne fut pas toutefois sauvé par les massacres de la rue Saint-Denis: tel fut le nom qui demeura gravé dans la mémoire du peuple. Les élections départementales ne se ressentirent pas même de la réaction qu'on espérait faire naître dans l'opinion des électeurs royalistes-constitutionnels : les choix des grands-colléges furent aussi contraires au ministère que l'avaient été ceux des colléges d'arrondissement. Le télégraphe annonçait à chaque instant une nouvelle protestation électorale contre Villèle et ses collègues : des Trois Cents de la dernière Chambre, cent vingt-cinq seulement étaient restés debout; les autres députés élus appartenaient à toutes les nuances de l'opposition. Villèle essaya d'abord de faire bonne contenance; il demeura impassible au milieu de la colère et du découragement des conseillers intimes du pavillon Marsan; il les fit seuls responsables de son mauvais succès : « Je vous l'ai répété cent fois, leur disait-il, votre marche est trop violente; vous ne savez que brusquer les esprits, lorsqu'il faudrait les ménager. » L'émotion, les inquiétudes étaient si vives aux Tuileries, qu'on s'y préoccupait déjà des moyens de résister et d'écraser l'insurrection, dans le cas où elle aurait recours aux barricades, comme au temps de la Ligue et de la Fronde. Les barricades de la rue SaintDenis, ces tentatives avortées d'une mutinerie de carrefour, avaient été une menace pour l'avenir. On remit alors sur le tapis un plan, que le ministre de la guerre avait fait étudier en 1826 et qui était destiné à tenir en bride Paris et ses faubourgs, en les entourant d'une ceinture de fortifications et de citadelles. Ce plan fut discuté de nouveau, en présence du roi, dans un comité secret auquel assistaient plusieurs officiers généraux; on établit, on reconnut la nécessité de fortifier Paris, mais on remit à d'autres temps l'exécution de cet embastillement dirigé contre les ennemis du dedans plutôt que contre ceux du dehors. La grande affaire du moment était le remaniement indispensable, sinon le changement radical du cabinet. Villèle fut d'abord autorisé par le roi à chercher une combinaison qui pût former dans la Chambre une majorité royaliste constitutionnelle; Villèle ne fit aucune difficulté d'entrer dans une nouvelle ligue politique et de se donner à lui

même un éclatant démenti, pour conserver le pouvoir : il alla droit aux chefs de l'extrême gauche et il crut avoir bon marché de la conscience des banquiers Lafitte et Casimir Périer, auxquels il offrait de devenir ses collègues. Ceux-ci eurent la prudence ou l'honnêteté de ne pas accepter cette monstrueuse alliance: ils repoussèrent le portefeuille à cause de la main qui le leur présentait. Le roi n'eût consenti à introduire l'opposition dans le conseil, que sous la garantie personnelle de son premier ministre qui lui répondait de ne pas créer un ministère jacobin. Villèle se retirant, faute de trouver à qui s'associer d'une manière utile et durable, Charles X ne voulait plus entendre parler des Lafitte et des Casimir Périer: il se sentait porté, par ses sympathies et ses vieux projets, vers un ministère ultra-royaliste, qui lui rendrait la royauté absolue et qui replacerait cette royauté tant abaissée au-dessus de la Charte. Le cénacle aveugle et obstiné, au milieu duquel il croyait évoquer les lumières de son gouvernement, s'était prononcé pour la création d'un ministère purement royaliste: le prince de Polignac en devait être l'âme et l'expression; un avis secret l'avait fait revenir de Londres, et il s'était déjà établi aux Tuileries sur le pied d'un chef du cabinet, en annonçant qu'il ne retournerait plus à son ambassade en Angleterre. Villèle déclara qu'il ne se retirerait pas devant le prince de Polignac : « Il arriverait au ministère, disait-il, avec plus d'impopularité que je n'en ai moi-même en le quittant. Si je ne songeais qu'à me faire regretter, c'est lui que je choisirais!» Villèle, près de sortir du ministère, conservait encore toute l'autorité que lui accordait la confiance du roi; il l'emporta donc, par la force de sa raison, sur les faiblesses d'une amitié de cinquante ans l'entrée du prince de Polignac au ministère fut ajournée à des circonstances plus favorables. Villèle ne remit sa démission au roi, que sous la condition de voir le cabinet, dont il avait fait partie, se modifier dans le sens constitutionnel. Ce cabinet, d'ailleurs, n'allait pas disparaître tout entier : Chabrol de Crousol et Frayssinous gardaient leurs portefeuilles; le premier même avait été chargé de présider à la formation d'un cabinet, choisi dans l'opinion du centre droit de la Chambre. Le Moniteur du 4 janvier 1828 terminera enfin cette longue crise ministérielle. On s'était proposé de ressusciter, en quelque sorte, l'ancien ministère du duc de Richelieu. Laîné refusa de reprendre le portefeuille de l'intérieur, mais il indiqua, comme capable de le suppléer, un homme d'esprit, un philosophe aimable, un orateur persuasif, quoique avocat, son ami et son élève, de Martignac. Roy reparut aux finances; Portalis, nommé garde des sceaux, semblait, par son nom seul, annoncer que le règne de la Congrégation était fini ou du moins suspendu, mais l'évêque d'Hermopolis restait là, pour protéger les intérêts des jésuites; de Caux, ministre de la guerre, représentait l'application des connaissances spéciales aux affaires du pays, mais le dauphin, qui savait par cœur l'Almanach royal et qui avait un grand goût pour l'étude des états de service militaire, s'était réservé la nomination de tous les grades dans l'armée; le comte de La Ferronais, dans

son ambassade à Saint-Pétersbourg, avait traité la question grecque de manière à prouver qu'il ne serait pas déplacé au ministère des affaires étrangères, mais il occupait un poste que Chateaubriand eût mieux rempli, et Charles X s'était indigné qu'on osât lui proposer Chateaubriand pour ministre. La création d'un ministère du commerce et des manufactures, enlevée aux attributions du ministère de l'intérieur et donné à de Saint-Cricq, n'ajouta rien à la consistance du cabinet, dans lequel Frayssinous restait ministre de l'instruction publique et des cultes, et Chabrol de Crousol, ministre de la marine. Villèle n'eut pas véritablement de successeur, puisque le titre de président du conseil n'était affecté à aucun des ministres qui n'avaient plus cependant à subir son influence dominatrice : il avait été même éloigné de la chambre des députés, de peur qu'il ne s'y fit chef d'une minorité hostile ; l'ordonnance du roi, qui le déportait, pour ainsi dire, à la chambre des pairs, avec ses deux plus redoutables collègues, Corbière et Peyronnet, fut donc comme une vive solution de continuité entre les deux ministères. On accueillit favorablement le nouveau cabinet, sans trop s'inquiéter d'abord des membres qui le composaient: il suffisait que ces ministres ne se nommassent plus Villèle, Corbière et Peyronnet; la France respira et se crut sauvée. Le premier acte de ce ministère libérateur (13 janvier) accrut et fortifia les espérances qu'il avait fait naître à son avénement : le préfet de police, Delavau, qui n'était peut-être pas moins impopulaire que ses patrons, céda la place à un magistrat éclairé et intègre, de Belleyme, dont la présence à la préfecture de police semblait dire que la loi venait de détrôner l'arbitraire. De Belleyme releva et purifia les fonctions de préfet de police, en les faisant sortir du cercle de l'espionnage politique et en les appliquant à des œuvres d'édilité philanthropique.

Le dernier ministère avait trop ébranlé le trône de Charles X, pour que des noms nouveaux de ministres, publiés dans le Moniteur, rendissent tout à coup à la royauté déconsidérée l'affection et la confiance du peuple. On sentait l'existence d'un parti contre-révolutionnaire autour du roi, et quoique le prince de Polignac retournât à son ambassade de Londres, on n'avait pas besoin d'une grande perspicacité pour prévoir que la conspiration absolutiste, dont ce héros de la Machine Infernale était le chef avoué, triompherait tôt ou tard des résistances timides d'un ministère modéré. L'avenir était donc ouvert aux pressentiments et aux combinaisons. Ce fut dans la pensée de se tenir prêt à tout événement, que la coterie libérale essaya de mettre à sa tête le duc d'Orléans et de le pousser au trône en ayant l'air de le violenter. Un publiciste estimé pour son caractère autant que pour son talent, Cauchois Lemaire, écrivit et publia, au milieu des perplexités de l'enfantement ministé→ riel, une brochure intitulée: Lettre à S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans. Ce n'était pas seulement une apologie adroite de ce prince que l'opposition s'attachait à populariser, c'était la proclamation solennelle du chef de parti que les libéraux avaient choisi: « Allons, prince, lui disait-on par l'organe de Cauchois Lemaire, il reste dans notre monarchie une belle place à

prendre, la place qu'occuperait La Fayette dans une république, celle de premier citoyen de France: votre principauté n'est qu'un chétif canonicat auprès de cette royauté morale. » La brochure eut un immense retentissement, et de ce jour-là, le duc d'Orléans fut considéré comme le porte-drapeau de la croisade libérale ou constitutionnelle. Ce drapeau, qu'on déployait sans que le prince fit mine de le soutenir, venait d'être arboré, des mains de Cauchois Lemaire, sur le faîte du Palais-Royal. L'auteur de cette audacieuse brochure, arrêté et emprisonné à la Force, passa en jugement le 17 janvier et fut condamné par le tribunal de police correctionnelle à quinze mois de prison et à deux mille francs d'amende, comme ayant « provoqué au changement du gouvernement et à l'ordre de successibilité au trône. » L'amende se trouva bien vite payée par une souscription libérale ou orléaniste; mais Cauchois Lemaire n'en fut pas quitte à moins de quinze mois de prison à Sainte-Pélagie. Quant au duc d'Orléans, qui avait été inauguré, sans sa participation apparente, héritier présomptif ou régent inévitable, il ne donna aucun signe public d'approbation ou de désaveu à l'auteur qui ne l'eût pas si bien servi s'il avait pensé lui déplaire. On peut regarder comme une réponse indirecte au manifeste pseudonyme du duc d'Orléans le remarquable discours de la couronne que Charles X consentit à lire dans la séance d'ouverture des Chambres (5 février). Ce discours, tout différent des paroles insignifiantes ou effacées que les précédents ministères avaient fait sortir de la bouche du roi, indiquait en termes très-clairs la marche que se proposait de suivre le cabinet de Martignac, qui faisait appel à l'union de tous les gens de bien: « Voulant affermir de plus en plus la Charte qui fut octroyée par mon frère et que j'ai juré de maintenir, je veillerai à ce qu'on travaille avec sagesse et maturité à mettre notre législation en harmonie avec elle. Quelques hautes questions d'administration publique, ont été signalées à ma sollicitude. Convaincu que la véri~ table force des trônes est, après la protection divine, dans l'observation des lois, j'ai ordonné que ces questions fussent approfondies et que leur discussion fit briller la vérité, premier besoin des princes et des peuples. Un pareil langage était tout nouveau de la part de Charles X, et si l'on avait pu le croire sincère, il eût complétement rassuré les inquiétudes qui s'étaient propagées avec la crainte de voir le prince de Polignac devenir président du conseil; mais on avait de la peine à faire concorder ce langage avec cette étrange allocution que le roi avait adressée à ses ministres en les assemblant pour la première fois : « Vous savez que je ne me suis pas séparé volontairement de M. de Villèle? son système est le mien, et j'espère que vous vous y conformerez. Cependant Martignac avait eu l'habileté de faire comprendre au roi que Villèle eût changé de système s'il était resté ministre, et le roi, tout en se plaignant sans cesse de ce qu'on appelait la défection (c'était le parti des royalistes selon la Charte), accepta le système de Martignac, à titre d'essai, sans l'approuver, bien entendu, et sans renoncer à ses idées préconçues, à ses desseins prémédités. Charles X, si obstiné qu'il fût, se laissa entraîner à des

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