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pour certaines catégories de personnes, les libertés qui constituent le droit commun, nous paraissent de nature à entraîner, quant à présent, plus d'inconvénients que d'avantages.

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IV. Réglementation de la durée de la journée de travail et du travail des femmes et des enfants. Nous avons dit que, parmi les clauses de fonds que renferme tout contrat de prestation de travail, il en est deux qui ont une importance toute particulière, et qui jouent par suite un rôle prépondérant, tant au point de vue des conflits collectifs et de l'action des associations, qu'à celui de la réglementation et de l'intervention de l'Etat; ce sont celles qui ont trait à la durée de la journée de travail et au taux du salaire. Nous allons examiner d'abord la première, à laquelle se lient celle de l'âge à partir duquel le travail des enfants est autorisé, et celle des restrictions auxquelles sont soumis ce travail et celui des femmes.

A. CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DE LA LIMITATION DU TRAVAIL. -Nous avons dit (Livre Ier) que l'augmentation des loisirs consacrés au repos, à la vie de famille, aux distractions, à la culture intellectuelle, est une des formes rationnelles de l'amélioration que le progrès économique doit apporter dans le sort de l'humanité. Il est légitime que l'homme en profite; il l'est plus encore que la femme soit soustraite, le plus possible, à l'obligation de travailler au dehors, et rendue aux soins du ménage et des enfants, qui constituent l'emploi le plus normal et le plus utile de son activité; il l'est, surtout, que le développement physique et l'instruction de l'enfant ne soient pas arrêtés par l'emploi prématuré de ses forces et de son temps à un travail excessif.

C'est donc avec grande raison que la réduction de la journée de travail, ainsi que la limitation du travail des femmes et des enfants, figurent parmi les revendications des classes ouvrières. Mais en dehors de leurs avantages réels, les partisans de l'intervention de l'Etat leur en attribuent d'autres, dont il est bon de montrer le caractère illusoire, si l'on veut se faire une idée juste de la question. On entend, en particulier, souvent invoquer simultanément deux arguments contradictoires: d'une part, la réduction de la journée, loin de diminuer la production, l'augmenterait, dit-on, en rendant plus intense le travail de l'homme moins surmené; d'autre part, elle diminuerait le nombre des sanstravail, en répartissant entre plus d'ouvriers la besogne faite aujourd'hui par un trop petit nombre de bras, employés trop

longtemps. Il est évident que la réduction des heures de travail ne peut pas avoir, à la fois, pour effets, d'accroître la besogne faite par les uns et de reporter sur les autres une partie de cette. besogne; ces deux conséquences ne peuvent pas se produire simultanément, et dans la plupart des cas, elles ne se produisent ni l'une ni l'autre.

L'augmentation de la productivité du travail, lorsqu'il est moins prolongé, ne saurait être une règle générale; cela est évident à priori. Quand il s'agit d'un travail dans lequel le résultat obtenu est proportionnel au degré de force ou d'attention déployé, il est certain que l'effort pourra être plus intense, si sa durée est moindre, et il en pourra résulter, suivant les cas, que le produit obtenu, en une journée abrégée, sera plus grand, égal ou moindre. Encore n'est-il pas démontré que cet effort plus intense et moins prolongé ne sera pas plus fatiguant, pour l'ouvrier, qu'une journée de travail plus longue et moins active: un homme peut parcourir le même chemin en courant pendant quatre heures qu'en marchant pendant huit, mais il sera, en général, bien plus épuisé dans le premier cas que dans le second. L'aptitude à compenser, sans fatigue excessive, la réduction de la durée du travail par un effort plus intense, varie avec l'âge, la race, les habitudes, les goûts des travailleurs. Cette aptitude devient d'ailleurs inutile, dans les travaux qui consistent, par exemple, à suivre la marche d'un métier en répétant un geste machinal, à des intervalles réglés par son fonctionnement; il ne dépend plus de l'ouvrier d'accroître sa production par heure, car elle est constante, tant qu'il reste capable de suivre le métier. Aussi ne saurait-on formuler, à cet égard, aucune règle générale. Les expériences faites à maintes reprises ont montré nettement, dans quelques cas, que la réduction de la journée accroissait la production, et dans beaucoup d'autres, qu'elle la diminuait. Dans chaque industrie, suivant la nature du travail prépondérant, et aussi du personnel, il y a un nombre d'heures de travail qui donne le produit maximum. Mais ce que l'on peut affirmer, c'est que si une réduction devait avoir pour effet de rapprocher la durée effective du travail de ce nombre, on pourrait s'en remettre à l'intérêt des patrons du soin de réaliser. ce progrès. Sans doute, quelques-uns pourraient se tromper et s'imaginer, par erreur ou par routine, qu'ils ont intérêt à maintenir les durées excessives qu'on a données parfois aux séances à l'usine; mais il est de toute invraisemblance que tous

méconnaissent longtemps leurs intérêts, au point de préférer prolonger la durée de la surveillance, de l'éclairage, du chauffage, de la marche des machines, pour obtenir en douze heures la production réalisable en dix, et les résultats de l'expérience des plus novateurs ne tarderaient pas à éclairer les autres.

Au point de vue des sans-travail, l'idée que la réduction de la durée de la journée normale puisse en diminuer le nombre, est fondée sur ce préjugé, si tenace et si contraire à la vérité, que la quantité de travail à exécuter dans le monde serait à peu près fixe, de sorte que l'ouvrier qui en fait plus que sa part prendrait celle d'un autre. Nous avons exposé longuement qu'il n'en saurait être ainsi, que les besoins auxquels le travail humain doit satisfaire sont indéfinis, et que le jeu de l'offre et de la demande règle le taux des salaires et l'organisation des entreprises de manière à assurer, en moyenne, l'utilisation de la force de travail disponible. Ce qui fait qu'il y a toujours des sans-travail, en plus ou en moins grand nombre suivant les époques, ce sont les irrégularités de la marche de toutes les industries, oscillant sans cesse autour de cette moyenne. Que la journée ordinaire de travail soit longue ou courte, ces oscillations ne s'en produiront pas moins. Ce qu'il faut, pour réduire au minimum le nombre d'ouvriers qu'elles privent de travail, c'est qu'elles se traduisent par des variations dans la durée de la journée, plutôt que par des inégalités dans l'effectif du personnel, et, pour cela, il faut 1° que la journée de travail n'atteigne pas normalement le maximum admissible, 2° qu'elle ne soit pas limitée d'une manière stricte, de façon à rendre possibles les heures supplémentaires. Quand un chemin de fer doit transporter, dans certaines saisons, beaucoup plus de voyageurs ou de marchandises que d'ordinaire, il faut de toute nécessité qu'il demande à ses agents permanents un surcroît d'efforts, et aussi qu'il embauche des auxiliaires temporaires qui, quand on les licenciera après la période de travail exceptionnel, resteront quelque temps avant de se recaser ailleurs; plusle service d'exploitation aura de latitude pour user du premier procédé, moins il usera du second, et moins l'irrégularité du trafic produira de sans-travail. Quant à garder en permanence, dans toutes les industries, le personnel nécessaire pour faire face aux coups de feu sans journées prolongées, ou autrement dit, à garder dans chacune un personnel partiellement inoccupé pendant la majeure partie de l'année, ce serait réduire d'une manière désastreuse l'activité efficace de l'humanité et, par répercussion, le salaire réel des travailleurs.

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Car, quoi qu'on fasse, la répercussion de la durée du travail sur le taux des salaires se produira inévitablement. Sans doute, la diminution de la quantité de travail offerte par la population. ouvrière, quand la durée de la journée est réduite, quand les femmes et les enfants travaillent moins, amène une hausse du prix de l'heure. Mais rien ne prouve que cette hausse compense complètement la réduction du nombre d'heures dont la famille ouvrière reçoit le prix chaque semaine, ni surtout qu'elle compense la hausse qui résulte de la cherté de la main-d'œuvre, dans le prix de vente des objets nécessaires à la vie. Sans doute, les ouvriers obtiennent souvent le maintien des salaires antérieurs, pour la journée, au moment où sa durée est réduite; mais il n'en est pas toujours ainsi. En tout cas, si la production se trouve diminuée avec la durée du travail (el nous avons vu que ce cas est fréquent), il est de toute invraisemblance qu'ils n'aient pas à supporter, tôt ou tard, leur part dans la perte résultant de la diminution. A travers les fluctuations incessantes des salaires et des prix, les effets d'un fait particulier sont difficiles à dégager, et souvent masqués par des effets inverses, tenant à d'autres causes concomitantes; ils ne s'en produisent pas moins. Dès que le prix unitaire du travail renchérit, chaque patron s'ingénie à remplacer des bras par des machines; par suite, une partie des capitaux en formation, qui eussent dû chercher emploi dans de nouvelles industries et qui eussent ainsi créé une demande de travail, si l'offre antérieure à la réduction de la journée avait subsisté, est plus avantageusement employée à opérer ce remplacement, et l'une des causes de la hausse progressive des salaires disparaît

Il y a donc une exagération manifeste à préconiser toujours et partout la limitation du travail, comme devant amener une amélioration du sort des ouvriers. Pour qu'elle constitue un progrès réel, il faut qu'elle suive l'accroissement de la production dû au développement de l'habileté technique des travailleurs, aux progrès de l'art industriel et à l'accumulation des capitaux, de manière à n'entraîner qu'un léger ralentissement dans l'amélioration du niveau d'existence des classes ouvrières, et jamais un recul. Il faut surtout, et c'est là le point délicat, que le niveau moral et intellectuel de la population soit assez élevé pour amener un bon emploi des loisirs obtenus. S'il est désirable que l'ouvrier soit le soir au foyer familial, au concert ou à la bibliothèque, le dimanche à la campagne, plutôt qu'à l'atelier, il vaut encore mieux qu'il soit à l'atelier qu'au cabaret. Si l'enfant

doit fréquenter l'école plutôt que l'usine, mieux vaut encore l'usine que le vagabondage sur le pavé des villes. Ce n'est pas seulement au point de vue moral, c'est aussi au point de vue économique, qu'il importe autant d'apprendre à la population ouvrière à bien user de ses heures de liberté, que de l'armer pour en accroître le nombre,

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B. UTILITÉ ET INCONVENIENTS DE L'ACTION SYNDICALE ET DE L'INTERVENTION GOUVERNEMENTALE EN LA MATIÈRE. La réduction de la journée de travail est une des améliorations dont le développement de la grande industrie rend la réalisation très difficile par voie d'action individuelle. Il est de toute nécessité, en effet, que l'heure d'entrée ou de sortie des ateliers soit la même pour tout le personnel, et elle ne peut dès lors être débattue avec chaque ouvrier. Sans doute, un patron qui voudrait, à cet égard, exiger plus que ne comportent les usages du pays, en serait empêché par la difficulté qui en résulterait tout de suite pour le recrutement de son personnel; mais quand la situation permet aux ouvriers d'obtenir la réalisation d'un progrès sur ce point, l'entente entre eux est le seul moyen de formuler et de faire aboutir leurs réclamations. C'est là un exemple frappant de la nécessité, dans les conditions actuelles de l'industrie, de régler certaines questions par des accords entre les chefs d'industrie et les délégués des ouvriers.

On va souvent plus loin, et on présente la durée du travail comme un point du contrat de prestation de travail qui ne peut être régié que par un contrat collectif, un accord entre des syndicats englobant tous les patrons et tous les ouvriers d'une industrie, sans quoi celles des usines où la durée du travail serait moindre que dans les autres, tomberaient dans une situation. d'infériorité, au point de vue de la concurrence. C'est là une affirmation excessive. L'expérience montre que des usines en concurrence les unes avec les autres, et même assez voisines, peuvent subsister avec des durées assez différentes pour la journée de travail. Les charges résultant de son abréviation peuvent être compensées, soit par une intensité du travail plus grande, obtenue grâce à la sélection du personnel, soit par une réduction du salaire, soit par une certaine supériorité de situation, de direction, etc. La concurrence ne suppose pas l'identité de tous les éléments du prix de revient, pourvu que les différences ne soient ni trop grandes, ni toutes dans le même sens. Elle constitue, cependant, une difficulté à la réalisation des modifications qu'un

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