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nombre et l'importance de leurs propriétés, en signalant leurs différences et leur similitude. La valeur de la généralisation dépend de la valeur de l'observation; si au lieu de faits réels on prend des faits imaginaires, si au lieu de recueillir tous les faits on se contente d'en rassembler un petit nombre, il devient impossible de déterminer rigoureusement les éléments d'extension et de compréhension qui appartiennent à l'espèce, et la généralisation est viciée dans

sa source.

Les avantages de la généralisation consistent dans la classification à laquelle elle conduit. Les objets de l'observation, individus ou phénomènes, sont innombrables et toujours nouveaux. S'il était impossible de les grouper en espèces, en genres, en classes, il n'existerait aucun lien entre eux et la connaissance de la nature devrait s'arrêter à la perception momentanée de quelques détails, sans profit pour la science. Tout l'intérêt des sciences expérimentales se concentre dans la généralisation, qui nous montre dans un individu donné le représentant d'une espèce, et nous permet de rapporter les attributs de l'espèce à tous les individus que nous pourrons jamais rencontrer. C'est grâce à ce procédé, que le monde cesse d'être un chaos pour la pensée et qu'il prend l'aspect d'un ordre permanent soumis à des règles fixes. La distribution des êtres en familles naturelles est toute une méthode, car c'est la clef de la science. Quand on peut remonter de l'individu à son espèce, à son genre, à sa classe, ou redescendre d'une classe aux genres et aux espèces qu'elle contient, on connaît le système général de la création, et l'on sait d'une manière précise les traits de ressemblance et de différence qui existent entre les êtres finis. Il suffit d'appliquer à la classification les lois des notions subordonnées; chaque individu a tous les caractères de son espèce, outre ceux qui lui sont propres, et chaque espèce tous les caractères de son genre et de sa classe, outre ses propres caractères; dès lors la comparaison est facile à faire entre deux membres quelconques de la division, car la définition de chaque terme se tire de la place qu'il occupe dans le tableau.

Mais la généralisation a aussi ses difficultés, ses inconvénients et ses limites. Pour être légitime, elle doit embrasser tous les cas, et l'on n'est jamais sûr d'avoir tout observé, puisque l'observation ne s'étend pas à l'avenir. Quand donc elle conclut des espèces actuellement connues à toutes les espèces possibles, c'est à dire de la partie au tout, elle peut s'attendre à des mécomptes, elle n'arrive pas à la certitude, mais à la vraisemblance; son résultat est une hypothèse soumise à une vérification ultérieure. Ici encore les données immédiates de l'analyse ne sont définitives que sous la condition d'être confirmées par les déductions de la synthèse. La philosophie de la nature qui fait partie de la métaphysique, peut atteindre les diverses classes d'êtres organisés, en partant, comme le fait Carus, des combinaisons possibles. entre les divers organes nécessaires à la manifestation de la vie, au lieu de partir de l'observation, comme le font les naturalistes fidèles à la méthode de généralisation. Si cette déduction repose sur un principe certain et se développe régulièrement selon les lois du raisonnement, elle peut démontrer que la généralisation est légitime; mais en dehors de toute vue synthétique, il est impossible d'accepter sans quelque défiance les conclusions d'un procédé qui, par sa nature même, dépasse ses propres prémisses.

La science suppose la vérité et la certitude. En conséquence, les sciences qui admettent des hypothèses ne sont pas encore constituées, car l'hypothèse est une des formes du doute, sinon de l'erreur. Tel est l'état des sciences expérimentales et de la dialectique au sujet d'un grand nombre de problèmes. Les principes à l'aide desquels on explique les faits connus ne sont pas sûrs, et parfois la pensée hésite entre deux principes différents. C'est que la base d'observation n'est pas assez large; les savants attendent de nouveaux faits pour asseoir leur jugement. En cet état de nos connaissances, l'emploi de l'hypothèse est légitime et même indispensable, pourvu qu'on ne cherche pas à la faire passer pour une vérité certaine. L'hypothèse est une présomption de vérité qui résume ce que nous savons par expérience et qui peut se modifier au gré des découvertes

ultérieures de la science. Cette présomption correspond aux tâtonnements de l'observation, et caractérise une période de transition que doivent traverser les sciences expérimentales (1).

Cependant l'usage de l'hypothèse est subordonné à certaines conditions. Il faut d'abord qu'elle puisse rendre compte de tous les faits actuellement connus, car c'est là sa seule utilité. Les hypothèses astronomiques de Copernic et de Laplace sur le mouvement des astres et sur l'origine des planètes de notre système solaire sont dans ce cas. Qu'un fait nouveau se produise en dehors de l'hypothèse, c'est un motif pour la modifier ou la compléter; mais si le fait est contraire à l'hypothèse, c'est une raison suffisante pour la rejeter. Ainsi « l'horreur du vide » attribuée à la nature et destinée à expliquer l'ascension des liquides dans un tube vide, dut être abandonnée et remplacée par la pesanteur de l'atmosphère, lorsqu'on eut constaté que cette horreur s'arrêtait toujours à une certaine limite, déterminée par le poids des liquides.

Il faut ensuite que l'hypothèse soit possible, simple, vraisemblable, conforme au cours ordinaire de la nature. On n'exige pas d'une hypothèse qu'elle soit vraie, car c'est là ce qui est en question, mais on demande qu'elle ait un air de vérité ou que du moins elle ne soit pas fausse. C'est pourquoi l'hypothèse ne doit pas s'appuyer à son tour sur d'autres hypothèses; sinon la science deviendrait un jeu de l'imagination et ressemblerait à un conte fantastique. Tel est le défaut de la théorie de l'harmonie préétablie de Leibnitz pour l'explication des rapports entre l'âme et le corps, hypothèse bâtie sur d'autres hypothèses, telles que les monades et l'impossibilité de toute communication entre les substances. Entre deux hypothèses également vraisemblables, il faut préférer la plus simple ou la moins compliquée, tout en restant dans les conditions générales de la vie des

(1) Duval-Jouve, Traité de logique, Essai sur la théorie de la science, première partie, ch. Ix: de l'imagination et de l'hypothèse, Paris, 1844.J. Simon, Manuel de philosophie, Logique, deuxième partie, 4. Paris, 1847.

LA LOGIQUE. II.

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esprits ou des corps. On ne doit pas, par exemple, sous prétexte de simplicité, réduire tout à l'uniformité, supprimer les causes secondes, comme le fait le panthéisme, ou identifier l'activité de l'âme à celle de la matière, comme le font les matérialistes et les idéalistes. Mais s'il se présente pour un ensemble de faits deux hypothèses qui ne blessent en rien l'économie universelle, la plus plausible sera celle qui pourra justifier les faits et leurs circonstances de la manière la plus précise et la plus directe. C'est ainsi qu'à défaut de toute autre considération, le système de Copernic serait encore bien supérieur à ceux de Ptolémée et de TychoBrahé.

Il faut enfin que l'hypothèse puisse être tôt ou tard vérifiée ou qu'elle n'exclue pas la possibilité d'être un jour démontrée. Une hypothèse suffisamment mise à l'épreuve par l'observation, par l'expérimentation et par le calcul, cesse d'être une hypothèse et devient une vérité certaine. Ainsi la théorie des marées passa de l'état hypothétique à l'état de certitude, depuis Descartes jusqu'à Newton. Toute hypothèse raisonnable, qui n'est pas un vain produit de l'imagination, doit être dans la même condition; car une hypothèse ne se pose que pour un temps, pour se transformer soit en vérité, soit en erreur, selon les résultats de la vérification à laquelle elle sera soumise. Mais il est des hypothèses qui, de l'aveu de leurs auteurs ou de leurs partisans, se refusent absolument à tout examen ou qui contiennent en elles-mêmes une contradiction insoluble. Celles-là ne sont pas admissibles dans la science. Telle est l'hypothèse des atomes pour la constitution de la matière : les atomes, en effet, sont des particules matérielles qui ne possèdent pas les propriétés de la matière, qui ne se manifestent pas aux sens, qui sont incompressibles et indivisibles, c'est à dire, dont l'existence ne peut être constatée par voie d'observation et dont les caractères sont en contradiction avec tout ce que nous savons des corps en général (1).

(1) H. Ahrens, Cours de psychologie, t. I, leçon 1: De la nature en général. Paris, 1836.

Condillac exige une autre condition: il veut qu'on épuise toutes les suppositions possibles par rapport à une question; mais il confond l'introduction et la vérification de l'hypothèse. Pour établir une hypothèse, on n'a pas besoin de connaître toutes les limites de la possibilité; une supposition n'est pas interdite ni détruite, parce qu'une autre est également possible. Mais pour apprécier la valeur ou faire la critique d'une hypothèse, il est utile, d'une part, de la poursuivre dans toutes ses conséquences, de l'autre, de rechercher tous les autres cas qu'on peut imaginer pour l'interprétation des mêmes phénomènes. Condillac choisit ses meilleurs exemples dans les mathématiques, c'est à dire, dans une science qui n'admet pas l'hypothèse. Il prend l'hypothèse pour le procédé de démonstration indirecte qu'on appelle réduction à l'absurde (1). Ce n'est pas en ce sens qu'on emploie l'hypothèse dans les sciences d'observation ni dans la dialectique. Une hypothèse ne peut être absurde ni impossible et doit expliquer directement les faits

connus.

Retournons à la généralisation dont l'hypothèse est un résultat.

Il y a deux manières de généraliser ou de passer, à l'aide de l'abstraction et de la comparaison, d'une notion inférieure à une notion supérieure, dans les limites de la comprehension et de l'extension des concepts: l'une est l'induction, l'autre est l'analogie, quoique l'induction se prenne souvent pour tout le procédé de la généralisation ou même pour toute la méthode analytique, en l'absence d'une notion organique des instruments de la pensée.

L'induction s'élève de quelques espèces à toutes les espèces et détermine la compréhension du genre, comme ensemble des propriétés communes à toutes les espèces. L'analogie remonte de quelques ressemblances à une ressemblance entière et détermine l'extension du genre, en augmentant le nombre de ses espèces. De la compréhension se tire la définition; de l'extension, la division. L'extension et la compré

(1) Condillac, Traité des systèmes; seconde partie, ch. XII. Paris, 1798

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