Page images
PDF
EPUB

monsieur Bernier. » Dans ce moment le chirurgien fit mine de se retirer: « Que ce ne soit pas par discrétion, lui dit Rosa, votre présence m'est chère. » Alors il s'assit, et, sans retard, je fis d'un cœur pénétré le service des mourants, que je terminai par une prière d'où j'exclus à dessein toute demande de retour à la santé qui aurait eu pour effet de rattacher cette enfant à la vie, afin de diriger exclusivement ses regards vers cette éternité bienheureuse dont notre bon Sauveur est venu annoncer la nouvelle et sceller la promesse. Moi-même, avide que j'étais de rétribution pour cette infortunée dont la vie terrestre, si courte et si tourmentée, allait s'éteindre au milieu du délaissement et des traverses, je goûtai à cet essor vers un monde meilleur ces rassasiements consolateurs que la religion a seule le pouvoir de nous assurer.

Quand j'eus achevé, Rosa, tranquille et remplie de sérénité, parla ainsi : «Les sentiments que vous venez d'exprimer, monsieur Bernier, sont les seuls qui habitent mon cœur à cette heure suprême; mais il m'appartient d'y ajouter devant vous et devant ces personnes amies que j'ai une sincère repentance de tous les péchés que j'ai commis, et le plus douloureux remords de la grande faute que j'ai faite devant Dieu et devant les hommes en conspirant contre l'autorité et les droits paternels pour me marier secrètement... J'en demande pardon à Dieu et j'implore sa miséricorde...» Ici Rosa s'arrêta comme épuisée par cet effort, mais en faisant signe qu'elle n'avait pas achevé de dire. Au bout de quelques instants elle reprit :

«J'ai eu une amie incomparable, une jeunesse heureuse, et il y a à peine quatre mois et demi qu'ont commencé les châtiments de ma faute. Ces châtiments, il a plu à la bonté de Dieu, non-seulement de les adoucir et de les sanctifier en me donnant M. Bernier pour protecteur, pour guide et pour ami, mais encore de les diriger de telle sorte qu'au

jourd'hui je quitte la vie, sinon avec joie, du moins sans regret. Ludwig ou bien m'a précédée dans le ciel, ou bien m'a oubliée. Mes parents, qui me refusent leur pardon à cette heure, me l'accorderont sitôt que je ne serai plus. Je délie par ma mort ma fidèle Gertrude d'une destinée qui aurait inévitablement faussé et entravé la sienne. Enfin, ce qui m'avait un instant enivrée de nouveau de la plus puissante joie, mon enfant, avant même d'être né, il a cessé de vivre. Ainsi, chères personnes qui gémissez ici sur mon sort, si vous avez quelque confiance dans ces aveux que je fais sur le seuil du sépulcre, conservez-moi les regrets de l'affection et les priviléges du ressouvenir, mais cessez de pleurer sur ce qui m'arrive et bien plutôt bénissez Dieu avec moi de ce qu'il me retire à lui satisfaite d'avoir vécu, rassasiće de ce monde, certaine de sa miséricorde et comptant sur ses promesses. » Après avoir ainsi parlé, Rosa fit signe au chirurgien et à la famille Miller d'approcher, et, quand elle eut reçu de chacun d'eux un baiser, elle les congédia pour ne garder dans la chambre que Gertrude et moi. Cependant, comme j'aperçus, au relâchement de sa main qui n'avait pas cessé de tenir la mienne, qu'elle commençait à s'endormir, je me dégageai doucement de son étreinte et j'allai m'asseoir vers la fenêtre auprès de la pauvre Gertrude.

Au bout de deux heures de temps environ quelque mouvement de Rosa nous fit accourir auprès d'elle: elle venait en effet de se réveiller. En nous voyant, un souffle de sourire voltigea sur ses lèvres, et, selon son habitude, elle chercha nos mains pour les caresser, puis, d'une voix qu'on entendait à peine : « J'aimerais, me dit-elle, prendre congé de votre fils aussi. » Je l'appelai, il parut: « Vous êtes, lui dit Rosa, le digne rejeton de votre bon père, et je vous dois, comme à lui, toute sorte de reconnaissance. Si ma pâleur ne vous rebute point, donnez-moi le dernier

baiser. » Après cet effort, Rosa ferma de nouveau les yeux sans lâcher nos mains, et elle s'endormit tranquillement. Au bout d'une demi-heure, comme son souffle ne s'entendait plus et que ses mains nous semblaient se refroidir, Gertrude se pencha sur elle pour la prendre dans ses bras et la réchauffer de sa chaleur, mais presque aussitôt, ayant poussé un grand cri, elle demeura inanimée auprès de son amie. Rosa avait cessé de vivre.

C'est ainsi que, par une dispensation de la Providence, ce fut le jour même où elle avait dû partir pour rejoindre une famille qui la repoussait durement, que Rosa prit son vol pour retourner sanctifiée dans le sein de Dieu. Certes, de ces deux départs, le dernier était bien préférable, aussi fut-ce dans cette circonstance où brillait la sollicitude d'en haut que je puisai un premier allégement à la douleur qui venait d'accabler mon âme.

LIV

Quand Gertrude fut revenue à elle-même, j'essayai de lui parler de cette mort si sereine, de cette délivrance si secourable, de ce propos qu'elle avait elle-même fait entendre : « Il vaut mieux qu'elle meure! » Mais c'était trop tôt encore, ces paroles la blessaient, et elle les repoussait du geste. Couchée auprès de son amie qu'elle n'avait pas cessé de serrer dans ses bras, tantôt, comme si Rosa eût été vivante encore, elle lui souriait, elle lui parlait, elle lui prodiguait tous les témoignages d'une incomparable tendresse ; tantôt, après l'avoir en vain appelée par les noms les plus chéris, elle retombait dans les transports d'une délirante affliction, pour demeurer bientôt oppressée, gémissante, ou bien en proie à une morne stupeur.

« Gertrude, lui dis-je enfin dans l'intention de la retirer de cet état en lui proposant des soins à remplir, il est, vous le savez, de funèbres usages auxquels il faut satisfaire; trouvez-vous bon que je fasse venir pour vous aider la femme Miller?-Non! non! je vous en supplie, répondit-elle avec effroi. Moi seule je plierai le corps, moi seule je veillerai auprès de lui, moi seule j'accomplirai les derniers et secrets désirs de ma chaste amie!» Je quittai alors Gertrude pour aller choisir parmi le linge de ma maison ce que j'y trou

verais de plus fin et de mieux approprié à l'emploi qu'elle en voulait faire, et je retournai ensuite auprès d'elle. Durant cette courte absence elle avait défait la coiffure de Rosa, en sorte que le lit était inondé des flots de sa longue chevelure, et je remarquai aussi que l'alliance avait disparu de sa main. Sans me rien dire, Gertrude prit le linceul; puis, après qu'elle m'eut tendrement entraîné vers le lit pour que je fisse encore une caresse à son amie, elle me pria de la laisser seule en m'avertissant de frapper d'une certaine manière quand je voudrais rentrer dans la chambre, et en me priant de faire en sorte que personne d'autre ne vînt à s'y présenter.

Quand j'eus quitté Gertrude, je me retirai auprès de mon fils, et vers le soir nous reçûmes la visite du joaillier Durand. Ce brave homme, tout pénétré de l'affliction que j'avais dû ressentir, venait me marquer qu'il y entrait en part bien sincèrement, et il ajouta que comme, dans l'état de délaissement où était morte Rosa, je pouvais désirer qu'à défaut de parents qui pussent accompagner son convoi, quelques personnes se présentassent pour en tenir lieu, il avait voulu être des premiers à m'offrir ses services à cet effet. Je lui témoignai combien sa démarche, sans me sur→ prendre, me causait de contentement, et tout aussitôt nous abordâmes le sujet auquel cette démarche elle-même conduisait tout naturellement. Il se trouva que mon fils avait déjà pourvu à tout le matériel de l'ensevelissement, et comme il fit remarquer que Miller avait eu l'obligeance cette après-midi même de quitter son ouvrage pour se ren→ dre avec lui auprès de l'officier civil, afin d'y servir de témoin pour faire dresser les pièces relatives au décès de Rosa, nous convînmes ensemble qu'il lui serait fait la pro¬ position de marcher avec nous trois en rang de parent le jour du convoi, et que s'il acceptait, nous bornerions là nos démarches à cet égard. « Aussi bien, ajoutai-je, ce modeste

« PreviousContinue »