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ding, des grands moralistes romanciers de l'école anglaise. Atala eut son jour; mais il lui fut infidèle (à l'inverse de madame de Staël et de beaucoup d'autres) dès qu'il eut connu Paul et Virginie. On voit déjà les instincts se dessiner naturel, moralité, simplicité, finesse ou bonhomie humaine, plutôt qu'idéal poétique et grandeur.

Pourtant l'influence de Jean-Jacques sur lui fut immense, et, à cet âge de seize à vingt ans, elle prit dans son âme tout le caractère d'une passion. Ce ne fut pas comme livre seulement, mais comme homme, que Rousseau agit sur son jeune compatriote; le site, les mœurs, les peintures retracées et présentes contribuaient à l'illusion: « Durant deux ou trois ans, a pu écrire M. Töpffer, je n'ai guère vécu avec quelqu'un d'autre. » Entendons-nous bien, c'est avec le Rousseau de Julie, avec celui des courses de montagnes et des cerises cueillies, et de tant d'adorables pages du début des Confessions, avec le Rousseau des Charmettes.

Que si l'on ajoute à cette influence, d'autant plus heureusement littéraire qu'elle y visait moins, des lectures entrecoupées de Brantôme, de Bayle 1, de Montaigne, de Rabelais, tomes épars dans l'atelier de son père et que l'enfant avait lus et sucés au hasard sans trop comprendre, mais parfaitement captivé par les couleurs du style ou par cette naïveté que Fénélon osait bien regretter, on reconnaîtra combien est véritablement et sincèrement française la filiation de M. Töpffer, et à quel point nous avons droit de la revendiquer.

Les études classiques qu'avait voulues le père étaient terminées; l'âge de la profession tant désirée était venu ; la pein

Le dictionnaire dans lequel Jules (Histoire de Jules, première partie) trouve l'histoire d'Héloïse n'est autre que celui de Bayle.

ture allait ouvrir, développer enfin ses horizons promis devant le jeune homme, qui, de tout temps, avait croqué, dessiné, imité. Il se disposait à partir prochainement pour l'Italic, lorsqu'une affection des yeux, que l'on crut d'abord passagère et qui n'a jamais cessé depuis, vint suspendre et ajourner encore une fois le rêve. Deux années de vain espoir et de tentatives pénibles suivirent; elles furent cruelles pour celui qui s'en était promis tant de joie décidément la peinture lui échappait. C'est vers ce temps que, sous prétexte de consulter les hommes de l'art, mais en réalité plutôt pour tromper ses anxiétés par l'étude, il se rendit à Paris, n'y consulta personne, renonça tout bas et avec larmes à la vocation d'artiste, et, renouant avec les lettres, s'appliqua à devenir un instituteur éclairé. Ce séjour à Paris date de 1819 à 1820; de jour, il suivait les cours publics; il allait écouter Talma le soir. Les anciens et la littérature moderne faisaient alors l'objet de ses études. Déjà vendu à Shakspeare, il épousait dans son cœur ces idées littéraires nouvelles qui commençaient à poindre; au Louvre, il se rangeait secrètement pour la Méduse de Géricault contre le Pygmalion de Girodet. Cette crise un peu fiévreuse n'eut qu'un temps. De retour à Genève, sous-maître dans un pensionnat d'abord, puis à la tête d'un pensionnat de sa propre création, père de famille, finalement appelé à occuper la chaire de belles-lettres dans l'Académie, c'est du sein d'une vie heureuse et comblée, et comme unie en calme à son Léman, que se sont échappés successivement et sans prétention les écrits divers, tous anonymes, dont plus d'un nous a charmé.

A Genève, les pensionnats participent à la vie et à la moralité de la famille. Obligé par métier de rester un grand

nombre d'heures chaque jour dans une classe peuplée de nombreux garçons, M. Töpffer prit l'habitude de se dédommager par la plume de ce que lui refusait le pinceau. Il ne visait pas d'abord à être auteur; maître chéri et familier de ses élèves, c'étaient d'abord de petites comédies qu'il écrivait pour leur divertissement. Chaque année, à la belle saison, se mettant à la tête de la jeune bande, il employait les vacances à les guider, le sac sur le dos, dans de longues et vigoureuses excursions pédestres à travers les divers cantons, par les hautes montagnes et jusque sur le revers italien des Alpes. Au retour et durant les soirées d'hiver, il en écrivait pour eux des relations détaillées et illustrées. Quelques-unes des nouvelles même qu'il a publiées depuis, le Col d'Anterne, la Vallée de Trient, me paraissent rendre assez bien l'effet de Sandfort et Merton adultes, d'une saine et noble jeunesse ayant l'assurance modeste et la délicatesse native, comme les Morton de Walter Scott.

Le peintre cependant ne pouvait tout-à-fait s'abdiquer; le trait lui fournit jusqu'à un certain point ce qu'il avait espéré de la couleur. Aux heures de gaîté, M. Töpffer composa et dessina sous les yeux de ses élèves ces histoires folles mêlées d'un grain de sérieux (M. Vieux-Bois, M. Jabot, le Docteur Festus, M. Pencil, M. Crépin). Les albums grotesques coururent de main en main, et il arriva qu'un ami de l'auteur, passant à Weimar, fit voir je ne sais lequel à Goëthe. Le grand prêtre de l'art, qui ne dédaignait rien d'humain, y prit goût et voulut voir les autres : tous les cahiers à la file se mirent en route pour Weimar. Goëthe en dit un mot dans un numéro du journal Kunst und Alterthum, Il sembla dès lors à M. Töpffer que, sur ce visa du maître, les gens pourraient bien s'en accommoder, et, à son loisir, il au

tographia plusieurs de ces fantaisies. Les cinq qu'il a publiées 1 ont eu grand succès auprès des amateurs et connaisseurs; je n'en pourrais donner idée à qui ne les a pas vues. Ce genre d'humour se traduit peu par des paroles ; la seule manière de le louer, c'est de le goûter et d'en rire.

Je ne sais qui l'a dit le premier: règle générale, la plaisanterie d'une nation ressemble à son mets ou à sa boisson favorite. Ainsi la plaisanterie de Swift est du pudding, comme celle de Teofilo Folengo est du macaroni, comme celle de Voltaire est du champagne. Celle-ci encore a droit de sembler du moka. Les Allemands pourront nommer le plat de Jean-Paul. En lisant et relisant le Mascurat de Naudé, il me semble plonger jusqu'au coude à l'antique fricot gaulois mêlé de fin lard, ou encore me rebuter parfois sur de trop excellents harengs saurs. J'ai donc cherché le mets local analogue à l'humour que M. Töpffer répand en ses autographies, et que nous retrouverons littérairement, à dose plus ménagée, dans plus d'un chapitre de ses ouvrages; j'ai essayé de déguster en souvenir plus d'un fromage épais et fin des hautes vallées, pour me demander si ce n'était pas cela. Je cherche encore. Ce qui est bien certain, c'est que sa plaisanterie est à lui, bien à lui, sui generis, comme disent les doctes.

Une épigraphe commune sert de préface à ces petits drames en caricature: «Va, petit livre, et choisis ton monde ; car aux choses folles, qui ne rit pas bâille; qui ne se livre pas résiste; qui raisonne se méprend, et qui veut rester

1 M. Aubert en a reproduit trois ici, à Paris, mais il n'en faudrait pas juger par-là.-M. Dubochet a depuis publié l'Histoire de M. Cryptogame, digne frère cadet de MM. Vieux-Bois, Jabot, etc. (1846).

grave, en est maître. » Mais, sans vouloir raisonner, et en croyant seulement consulter notre goût d'ici, j'avouerai que je leur préfère et je n'hésite pas à recommander surtout deux relations de voyages par M. Töpffer, que j'ai sous les yeux 1, les deux plus récentes courses qu'il ait faites en tête de sa joyeuse caravane, l'une de 1839, jusqu'à Milan et au lac de Côme, l'autre de 1840, à la Gemmi et dans l'Oberland. C'est un texte spirituellement, vivement illustré à chaque page, avec un mélange de grotesque et de vérité; voilà bien de sincères impressions de voyage. La caricature ici n'est plus perpétuelle comme dans les histoires fantastiques de tout à l'heure, elle entre et se joue avec proportion à travers les scènes de la nature et de la vie. Je ne connais rien qui rende mieux la Suisse, telle que ses enfants la visitent et l'aiment: M. Töpffer, en ces deux albums, en est comme le Robinson, avec quelques traits de Wilkie.

Mais arrivons à ses livres proprement dits; la peinture encore en fut l'occasion première et le sujet. Il n'avait rien publié, lorsqu'en 1826, il eut l'idée de dire son mot sur le salon de Genève, sur l'exposition de peinture. Il le fit dans une brochure écrite en style soi-disant gaulois ou très vieilli. Les premières lectures de M. Töpffer l'avaient initié, en effet, à la langue du seizième siècle, qui est, en quelque sorte, plus voisine à Genève qu'ici même, j'ai déjà tâché de le faire comprendre. Ce goût d'enfance pour la langue d'Amyot, que Rousseau, si travaillé pourtant, avait aussi, rendit plus tard

1 Autographiées chez Frutiger, à Genève. - Les divers voyages de M. Töpffer ont depuis été recueillis sous le titre de Voyages en zigzag (chez Dubochet, 1844) en un magnifique volume illustré d'après les dessins de l'auteur lui-même, et orné de quinze grands dessins de Calame.

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