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en faites une théorie scientifique; retranchez d'une théorie scientifique l'élément vérifiable, vous en faites une théorie métaphysique. Otez de la loi de la gravitation la formule vérifiable « rapport direct des masses, rapport inverse du carré des distances, » il ne reste qu'une attraction occulte : c'est de la métaphysique.

Deux voyageurs viennent d'un pays où l'on ne connaît pas les horloges, même par ouï-dire. L'un a des tendances métaphysiques, l'autre des propensions scientifiques. Les voici devant cet objet nouveau. Le métaphysicien dira: cela s'explique par un principe vital: le battement du pendule ressemble à celui du cœur, les aiguilles marchent comme des antennes, l'heure qui sonne ressemble à un cri de colère et de douleur; et il se perdra en explications ingénieuses de cette sorte. Voilà la méthode subjective qui déduit au lieu de vérifier. Le savant lui dira: je doute fort de vos conjectures. J'ai à mon service un instrument puissant, l'analyse; j'en fais usage. J'enlève le cadran, tout l'extérieur, rien ne change; j'arrête le pendule, tout s'arrête; je le remets en mouvement, tout reprend; je tire un poids avec force, je vois les aiguilles courir, les sons se précipiter. Je répète l'expérience et j'en conclus que c'est un mécanisme. J'en ai déjà vu d'autres, fort différents; mais j'en reconnais les caractères essentiels. Voilà la méthode objective qui vérifie au lieu de conjecturer.

Le métaphysicien est un marchand qui spécule hardiment, mais sans un capital convertible qui le mette en état de tenir ses engagements, Il donne des billets, mais il n'a ni or ni biens qui les représentent. Le premier créancier obstiné qui insistera pour le paiement, lui fera faire banqueroute. Le savant est hardi lui aussi, mais il garde toujours un solide capital qu'il pourra produire à l'occasion

pour couvrir ses billets; et il sait que s'il l'excède, la banqueroute l'attend (§ 24).

Il faut donc une vérification. Mais sur quoi repose-t-elle ? Quel est notre critérium de la Vérité?

La conscience ne pouvant sortir de sa propre sphère, c'est à elle qu'il faut avoir recours en dernier appel en ce sens on peut dire que tout critérium est subjectif; nous ne pouvons jamais connaître que des états de conscience et nullement les objets en soi. Mais comme la vérité est simplement une correspondance entre l'ordre interne et l'ordre externe, nous nous assurons de son exactitude par la certitude de son ajustement. La pierre de touche de la connaissance, c'est la prévision. « Le critérium subjectif de la vérité est l'impensabilité (unthinkableness) desa négative, en d'autres termes la réduction à : A est A. »« La conscience n'est infaillible que quand elle est réduite aux propositions identiques. « Là et là seulement, il n'y a point de faillibilité. (§§ 31-33.) »

Comme il y a place pour l'erreur partout où la proposition n'est pas identique, et comme une probabilité variable en degrés est tout ce que nous pouvons atteindre dans la plupart de nos conclusions, il est facile d'étendre le principe logique qui détermine l'infaillibilité aux degrés variables de probabilité, et par suite de rendre l'erreur impossible. Quelle est la justification logique de A est A? L'impossibilité de penser la négative. Quelle sera la justification logique d'une proposition composée d'inférences complexes et lointaines, et, comme telle, ayant plus ou moins de probabilité? La difficulté d'admettre sa négative. (§ 33.)

En résumé, « une proposition est absolument vraie quand ses termes sont équivalents, et alors seulement. Cela se fonde sur l'impossibilité de nier la proposition. Les degrés variables de probabilité dépendront de la possibilité d'admettre une négative. (§ 42.) »

et n'a d'autre souci que de la vérité. Il n'impose rien, il propose; et bien qu'il soit impossible que ce long séjour au milieu des doctrines et des luttes de systèmes, ait laissé sa pensée indifférente, l'idéal serait de le laisser croire par l'impartialité de ses jugements et la sincérité de ses recherches. Ritter est de ce nombre: son Histoire de la philosophie, scrupuleuse, loyale, étrangère à la polémique, est un guide sûr pour l'étude.

Une autre manière, en tout l'opposé de la précédente, consiste à faire de l'histoire un prétexte à bataille; il s'agit ici moins d'exposer les faits que de bien se battre, moins d'être complet que d'être habile. Ces sortes d'œuvres, qui peuvent avoir leur intérêt et même leur valeur, ne sont évidemment point des histoires.

Enfin, on peut demander à l'histoire de la philosophie des enseignements, des leçons on en tire la moralité; c'est comme une vérification faite en grand, à l'appui d'une thèse. L'œuvre de M. Lewes nous paraît rentrer dans cette catégorie. Il n'a point évidemment le goût, ou, si l'on veut, la vertu nécessaire pour affronter ces in-folios formidables, ces textes indigestes de scolastique dans lesquels un historien de la philosophie doit pourtant pénétrer. Son esprit lucide et positif répugne d'instinct au fatras. « Plus d'une fois, nous dit-il à propos d'Albert le Grand, j'ai ouvert ses lourds in-folios avec la résolution de me rendre maître au moins de quelque portion de leur contenu; mais je les fermais. bien vite avec une impatience que comprendra bien quiconque a fait un pareil essai (1). » Quelle tâche immense d'ailleurs qu'une histoire faite de première main; textes obscurs et théories étranges dans l'antiquité; arguties vides au moyen âge; doctrines compliquées et surabondance de documents

(1) History of philosophy, t. II, p. 14.

dans les temps modernes : voilà autant d'embarras pour l'historien. Une vie d'homme n'y suffirait pas. Et que serait-ce si l'on y comprenait l'Orient?

Il n'y a donc pas en M. G. Lewes cette vocation d'érudit, qui manque d'ailleurs en général aux esprits originaux. Son histoire ressemble plutôt à celle de Hégel qu'à celle de Ritter. Pour lui, dans cette revue des philosophes, il s'agit de savoir moins ce qu'ils ont pensé que ce qu'ils ont valu. Il juge plus qu'il n'expose: son histoire est surtout critique. C'est l'œuvre d'un esprit net, précis, élégant, toujours écrivain, souvent spirituel, mesuré, n'ayant point le goût des déclamations, fuyant les partis pris et les solutions exclusives la lecture en est attachante et fructueuse; il force à penser. Il y a beaucoup d'idées dans ce livre. Outre une introduction importante (120 pages), l'auteur à propos des opinions des autres nous expose souvent les siennes : on pourrait en extraire une philosophie presque entière. C'est à ce titre qu'il figure dans notre travail; nous n'aurions rien eu à demander à une histoire ordinaire; celle-ci a lant à donner qu'il nous faudra choisir.

:

Quelle est la thèse de M. G. Lewes? c'est l'impuissance radicale de toute métaphysique, démontrée par l'histoire. Dans sa première édition (1845), il se proposait comme but de détourner l'esprit de cette étude, en montrant les chutes successives des écoles successives: aujourd'hui il déclare que son adhésion au positivisme est ferme et complète. Cet aveu fait au début est plus loyal que rassurant: sans doute, il peut paraître piquant de voir l'histoire de la philosophie refaite par un positiviste; mais n'y a-t-il pas à craindre un réquisitoire? Je m'y attendais un peu, je l'avoue. Il n'en est rien. Pythagore et Parménide, Platon et Plotin, Spinoza et Berkeley sont traités en maîtres de la pensée humaine et avec une admiration sincère. Est-ce un indifférent qui a écrit ces

lignes sur Pythagore: « Celui qui put s'élever au-dessus de toutes les luttes terrestres et des plus grandes ambitions des plus grands hommes, vivre pour le seul amour de la sagesse, n'était-il pas d'une nature supérieure au vulgaire des mortels? Bien ont pu les historiens postérieurs le peindre vêtu d'une robe blanche, la tête couronnée d'or, l'aspect grave, majestueux et calme; audessus de la manifestation de toute joie humaine, de toute humaine douleur; perdu dans la contemplation des profonds mystères de l'existence; prêtant l'oreille à la musique des hymnes d'Homère, d'Hésiode et de Thalès, ou écoutant l'harmonie des sphères. Et pour un peuple vif, bavard, railleur, actif, mobile comme l'étaient les Grecs, quel prodige dut sembler cet homme solennel, sérieux, méditatif! » (1) Et plus loin, comparant Homère et Xénophane, rhapsodes tous deux: quel sort que celui du philosophe! son œuvre mutilée n'est visitée que par quelques rares érudits ou par quelques araignées dilettanti ; l'autre vit dans toutes les mémoires. Dans Homère retentissent la joie et la vie universelle; dans Xénophane, amertume, agitation convulsive, doute infini, infinie tristesse (2).

Nous retrouverons plus d'une fois encore ce retour mélancolique de l'historien sur le vain effort de la pensée humaine, qui cherche sans trouver et aspire sans atteindre.

II.

Une ample préface, toute dogmatique, doit nous arrêter d'abord (3). « La théologie, la philosophie et la science

(1) History of philosophy, I, 23.

(2) Ibid., p. 43.

(3) Ces prolégomènes comprennent les questions suivantes : Qu'est-ce que la philosophie? Méthode objective et subjective. Critérium de la vérité. Quelques infirmités de la pensée. Vérités nécessaires.

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