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n'aimes pas le monde. Eh bien! tu es un faux solitaire, comme presque tous les solitaires. Tu as Desoin d'être distrait. Ton métier...

-

Est-ce une raison? dit Albert.

Il se tut avec un air méditatif et sévère, puis reprit en souriant :

J'ai trop de plaisir à regarder les passantes... - Allons donc! tu m'amuses. Tu n'as jamais eu de maîtresse. Tu te crois un débauché parce que tu es flottant en amour... Quand tu seras marié, tu ne songeras plus aux passantes.

Il est vrai que j'ai peu de succès auprès des femmes. L'été dernier, à Dolonne, j'ai rencontré une aimable personne qui me plaisait. Elle n'était pas farouche et je le savais. Le premier freluquet venu l'aurait facilement conquise. J'ai échoué. A vingt ans, pareille mésaventure m'est arrivée avec madame Verneuil. L'une de ces dames était trop fine, l'autre trop sotte. Il m'a manqué cet air de passion qu'il faut pour réussir une misérable aventure de ville d'eaux, et tu voudrais que je tente cette grande aventure du mariage...

- Mais cette personne que tu voyais chez moi, autrefois?

- Ah! fit Albert en riant. C'était tout différent! Je te raconterai cela un jour... l'histoire est jolie. C'était une jeune fille... Une enfant. Ne t'inquiète pas. Tu te trompes. L'histoire est très pure. C'était une enfant délicieuse... Je l'ai élevée avec amour. Je n'ai jamais pensé que je l'épouserais. Ce n'était pas possible... J'ai tou

jours eu le sentiment que je l'élevais pour un autre qui aurait mes goûts.

- Il ne faut pas tant raisonner, dit Castagné en suivant Albert dans le vestibule. Je t'accompagne... Il faut se jeter dans les expériences nouvelles. Elles nous révèlent souvent notre véritable personnalité. C'est pour cela que les audacieux et même les étourdis nous devancent...

-Les étourdis raisonnent, dit Albert, pendant qu'il descendait rapidement l'escalier en regardant par-dessus la rampe une dame qui prenait l'ascenseur, Mais ils raisonnent mal.

Albert se levait toujours de bonne heure. Quand il s'asseyait devant sa table, bien en ordre, longtemps avant l'arrivée de Vagnièze, il se disait : « Comme on se sent vigoureux le matin! » Il regardait son carnet, et, à cette heure calme, dans cette fraîcheur d'aube un peu aigre et comme excitante, l'esprit dispos, il éprouvait une sorte de jouissance à considérer les multiples occupations qui avaient peine à tenir dans sa journée.

Il retenait longtemps dans son bureau les clients qui venaient le voir, parlait beaucoup, revenait sur un point déjà examiné comme pour racheter son air de jeunesse et son défaut d'expérience par la grâce d'une conversation aimable et une grande attention à chaque affaire. Il se reprochait

ensuite cette loquacité qui le fatiguait inutilement, et courait à un rendez-vous, au Palais, tourmenté par l'heure, toujours pressé, mais incapable d'abréger un entretien.

Sa parole, si agréable dans la conversation, était encore défectueuse dans un discours suivi. Avant sa plaidoirie, il avait des appréhensions bizarres et torturantes, qui augmentaient jusqu'au moment où il se levait pour plaider, l'air résolu, la voix d'abord forte et ferme, puis un peu tremblante. Cette inquiétude développait chez lui une tendance à raffiner sur la précision, à pousser trop loin ses recherches, à peser sans cesse les arguments, et il était surchargé de travail, quoiqu'il n'eût plaidé que cinq fois depuis le commencement de l'année.

Vous vous noyez dans un verre d'eau ! lui disait Vagnièze, qui adoptait les façons tranquilles et assurées de M. Pacaris.

Albert avait gardé Vagnièze auprès de lui. Il s'étonnait autrefois que son père pût supporter un collaborateur aussi déplaisant. Mais, aujourd'hui, il aimait à s'appuyer sur les usages établis par M. Pacaris. Il hésitait à changer même ce qu'il avait naguère le plus critiqué, et, lorsqu'il s'y décidait, il cherchait inconsciemment l'approbation de son père. D'ailleurs, il ne pouvait se passer de Vagnièze, qui était accoutumé depuis longtemps aux affaires de M. Pacaris et très versé dans la procédure. Il souffrait avec impatience son air de discrète supériorité, qu'il tâchait de

combattre par un ton froid. Mais sensible surtout aux ennuis, alarmé à la première difficulté, plein de doute sur ses travaux, il revenait chercher du réconfort dans les yeux souriants de Vagnièze.

Un soir, chez madame de Solanet, le président Branchu dit à Albert : « Mon vieil ami Rousse m'a parlé de vous. On vous apprécie au Palais. Votre père serait content... Voulez-vous dîner à la maison la semaine prochaine... Jeudi... nous avons quelques amis?... »

Albert regardait Branchu en souriant avec une légère inflexion de respect dans tout le corps, lorsque madame de Solanet s'approcha de lui.

-Monsieur le Président, venez à mon secours, dit-elle, le visage épanoui, la tête rejetée en arrière, son long cou garni d'un large collier. Voici un jeune homme qui ne veut pas se marier. Est-ce raisonnable?... Il laisse mourir d'amour la plus belle jeune fille.

Madame... madame... disait Albert, sans cesser de sourire.

Voyons, Albert, dit madame de Solanet, qui recula vers la cheminée.

Elle baissa le ton, en articulant avec soin pour surmonter un léger blaisement.

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Vous ne trouvez pas mademoiselle Allaret tout à fait charmante? Elle est intelligente, elle a une voix superbe...

Mais je ne la connais pas! dit Albert, les deux mains tendues vers madame de Solanet. - Elle vous a vu, pourtant, je le sais... Écou

tez... vous viendrez à la soirée des Darcourt. Je ne lui dirai rien...

Albert alla beaucoup dans le monde cet hiver. Chez lui, il dînait vite, les gestes distraits et nerveux, bousculant le service de Hugot; puis il passait dans le salon, se laissait tomber dans un fauteuil et fermait les yeux, le corps douloureux comme s'il avait marché tout le jour. Il voulait se coucher de bonne heure, mais songeait à telle réunion où on l'attendait. Cette assemblée ne l'attirait guère. Il se relevait pourtant, allumait l'electricité dans sa chambre et se rasait. Après cette toilette, il se sentait reposé. Il regrettait de dépenser si futilement des forces nouvelles, et parfois il s'installait à son bureau, en habit de soirée, et ouvrait un livre.

Il avait parcouru par hasard un roman qu'il croyait connaître depuis longtemps. Il se dit : « La vraie qualité de cet ouvrage, je ne la comprenais pas, et j'y trouvais des beautés qu'il n'a point. » Il aurait voulu relire tout ce qu'il avait lu auparavant. Même la philosophie, qui lui paraissait naguère si vaine, l'attirait. Il désirait connaître l'italien. « Je l'apprendrai en trois mois; c'est à mon âge seulement qu'on sait travailler », se dit-il. Dans la journée, pendant ses occupations forcées, il avait des soifs de lecture, il formait des plans d'étude. Il se promettait d'y consacrer ses soirées. Mais, après le dîner, le silence de l'appartement le poussait dehors. Il avait besoin encore de bruit, de mouvement, de paroles.

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