Page images
PDF
EPUB

cette espèce de dissection du faisceau des preuves, ils déplorent ou au moins proclament la destruction des évidences. Le tort est tout simplement à eux-mêmes, pour avoir méconnu une loi essentielle des démonstrations. L'archéologie ne permet pas, sous peine de renoncer même à l'ombre d'un résultat sérieux, de suivre cette voie fausse et mal alignée. Certes elle apprend à traiter avec grand soin chaque argument en particulier; mais elle oblige à se souvenir que, pour lui donner sa valeur véritable, il doit être replacé dans la phase historique et chronologique à laquelle il appartient. Déclassé, ici plus que jamais peut-être, il n'a plus qu'une importance relative et incomplète, comme un mot arraché d'un discours qui perd aussi bien ses conjonctions grammaticales que ses liens moraux avec l'ensemble de la composition. Ce mode purement anatomique de traiter l'histoire, cette analyse déchiquetée, dont les résultats ne sont pas contrôlés par l'essai d'une synthèse, ne peut partir que de la méconnaissance des bases sur lesquelles repose souvent la certitude morale, c'est-à-dire celle qui domine dans un grand nombre de cas la science des événements. On oublie que la conviction se forme parfaitement par la convergence d'arguments dont chacun pourrait être récusé s'il était seul. Leur juxtaposition, leur rayonnement autour d'un fait, l'éclaire progressivement: plus

le nombre de ces points brillants augmente, plus la lumière croît; il se forme enfin comme une hiérarchie ascensionnelle de probabilités, du sommet de laquelle l'esprit s'élance d'un bond à la possession du certain. L'archéologie largement comprise habitue à cette méthode nécessaire; on l'a traitée souvent comme une science purement analytique, et l'on a eu tort; elle emploie, il est vrai, plus que toute autre, l'analyse comme mode d'exploration; mais chacune de ses conclusions est, à bien dire, le résultat d'une synthèse, et c'est de synthèse en synthèse qu'elle arrive jusqu'à écrire des pages d'histoire inconnue.

Tout ce que je viens de dire de l'archéologie en général s'applique en particulier à l'archéologie chrétienne, à laquelle ce travail est consacré. Il y a peu d'années encore, elle méritait à peine le nom de science dans le sens strict du mot. Ce n'est pas que les collections de faits et de monuments se rattachant aux premiers siècles qui ont suivi la fondation du christianisme fissent défaut. Des auteurs savants, Bosio, Bottari, Boldetti et Lupi par exemple, en avaient réuni un grand nombre, et leur avaient consacré une érudition souvent de très-bon aloi. Nous avions des recueils de chambres souterraines, de peintures, de sculptures, de lampes, de verres imagés. D'autre part, les objets eux-mêmes ne manquaient pas on pouvait voir au musée du Vatican une longue

b

galerie couverte d'un côté d'inscriptions chrétiennes, des armoires pleines d'objets de toute nature, d'ivoires, de médailles, de vases appartenant aux premiers âges. Des sarcophages chrétiens servaient d'autels dans les églises, de fontaines dans les cours ou de réceptacles de fleurs dans les villas, et, malgré les injures du temps, les mousses et les lichens qui recouvraient leurs bas-reliefs, chacun pouvait les étudier au soleil. Enfin, toutes les nécropoles souterraines parcourues depuis trois siècles, à travers l'encombrement des terres, par quelques escouades de fossoyeurs, avaient offert des aspects plus instructifs et fourni plus de monuments que nous ne serons peut-être jamais appelés à en voir. Et cependant, je le répète, malgré les travaux écrits, les fouilles et les musées, la science, à proprement parler, n'était pas même ébauchée. Il y avait des milliers de documents; mais ce n'était au fond que des matériaux pour construire qui attendaient encore l'architecte. Ce qui faisait défaut, c'était la condition indispensable pour transformer en science une collection de faits, je veux dire l'établissement entre eux d'un lien logique et la reconnaissance des lois qui président à leur enchaînement. M. de Rossi, dont mon but dans ces pages sera d'étudier la méthode et quelquesuns des résultats, a su comprendre et combler ces lacunes. C'est, au milieu de tous ses mérites,

le plus grand, je ne crains pas de le dire, et ce qui marquera sa place dans la science, bien plus certainement que les découvertes spéciales, plus éclatantes au premier abord, que nous lui devons. Sa gloire sera d'avoir accompli pour les diverses branches de l'archéologie monumentale des premiers chrétiens ce qu'ont fait, par exemple, Maffei pour l'épigraphie, et Eckhel pour la numismatique profane; il a trouvé le secret des groupements rationnels de monuments, en un mot, il a posé des bases chronologiques certaines, déjà confirmées par l'expérience, bases sans lesquelles aucune branche des sciences historiques ne saurait avoir de fondement solide. Chacun peut facilement s'assurer de cette grande nouveauté. Il suffit d'ouvrir les auteurs les plus considérables parmi ses prédécesseurs; on verra avec quelle peine, malgré leur érudition trèssérieuse, on distinguera dans leurs œuvres un monument du premier ou du second siècle d'un monument du cinquième, parfois du sixième. Maintenant nous sommes sortis de ces brouillards; le fil chronologique est trouvé; on n'a plus qu'à le dérouler. Désormais aucune découverte ne sera perdue faute d'en saisir la portée le moindre indice, le moindre fragment pourra être rangé à sa place légitimé, et servira, dans la mesure de sa valeur, à écrire un chapitre de l'histoire de son temps.

Il n'entre pas dans mon cadre d'étudier aujourd'hui quels pourront être les résultats généraux des travaux de M. de Rossi, d'indiquer les avenues nouvelles qu'ils ouvrent pour l'exploration de la plus grande époque de l'histoire du monde, celle du passage de l'empire romain du paganisme au christianisme, ni même de montrer en détail combien ces études sont opportunes pour les besoins de la controverse radicale soutenue de nos jours par ceux qui affirment et ceux qui nient la vérité historique du christianisme. Le temps n'est pas venu encore d'essayer les grandes synthèses qui pourront sortir de ces patientes et minutieuses investigations. Lorsque les monuments d'un cimetière du 1er ou du Ie siècle et ceux d'une nécropole du Ive auront été publiés avec le soin qui a été mis à nous présenter ceux d'un hypogée du 1e, quand, d'autre part, les deux prochains volumes de la collection générale des inscriptions chrétiennes seront entre nos mains, nous pourrons, mieux qu'on ne l'a pu jamais, étudier l'histoire du peuple chrétien, non plus seulement dans ses grandes lignes et dans ses grands noms, mais dans les détails de sa civilisation, de sa vie intime, de ses arts et de ses tendances. Qu'il nous suffise d'avoir précisé ici le caractère spécial et éminemment scientifique qui distingue les travaux du grand archéologue romain. L'auteur de l'Histoire critique

« PreviousContinue »