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CHAPITRE XXXIII.

Où l'on n'a plus qu'à se baisser pour prendre.

Voilà déblayés cette fois les abords du problème, je m'en félicite; car, lecteur, si vous avez trouvé longue cette exposition, je l'ai trouvée laborieuse, et vingt fois j'ai été sur le point de la planter là. « Après tout, me disais-je, que me font, à moi, toutes ces sortes de beau entortillées les unes dans les autres, pour que je me casse la tête à les détortiller? » Mais les idées, par malheur, sont comme les coqs d'Inde : quand on veut les poursuivre, elles fuient; quand on veut les fuir, elles poursuivent, et le mieux serait sans doute de ne les agacer jamais, comme font tant d'honnêtes gens.

Avec cela, c'est agréable d'être parvenu à déblayer le pourtour d'une question, surtout si, pour la résoudre, il n'y avait que cela à faire, comme c'est ici le cas. En effet, ce beau de l'art qui, après que la nature, après que l'objet, après que le chêne a prêté tout le sien, reste encore à créer tout entier, qui donc le créera? La réponse est forcée maintenant : c'est Ruysdael, et Ruysdael tout seul. Or, ceci est le point. Car vous aviez cru, vous, moi, tout le monde, que Ruysdael n'était qu'imitateur fidèle, ou que copiste habile, ou qu'ouvrier incomparable d'un beau emprunté; et je vous apprends, à vous, à moi, à tout le monde, que Ruysdael est exclusivement et uniquement créateur d'un beau qui ne procède que de lui seul.

CHAPITRE XXXIV.

Où ce qu'on a pris on le nettoie.

Au surplus, après qu'on s'est donné quelque tracas pour rechercher un principe, il vaut bien la peine de consacrer un tout petit chapitre à le formuler nettement. Or, voici :

Le beau de l'art procède absolument et uniquement de la pensée humaine affranchie de toute autre servitude que de celle de se manifester au moyen de la représentation des objets

naturels.

CHAPITRE XXXV.

Après quoi on le pose sur deux appuis tout préparés.

Mais ce principe, qu'allons-nous en faire ?... Nous allons l'approcher tout doucement des deux principes établis dans le livre précédent, pour voir comment il s'y ajuste.

Ici, lecteur, prêtez-moi quelque attention, et vous goûterez cette sorte de plaisir que l'on éprouve lorsque, encore suspendue au câble qui se déroule avec lenteur, une clef de voûte descend, approche, s'engage, et finalement vient remplir, avec une entière justesse, tout l'espace que laissaient entre eux les deux voussoirs d'attente....

A gauche, nous avions pour voussoir ceci : L'imitation est non pas but, mais moyen; et c'était bien un voussoir d'attente, car on se demandait : moyen de quoi?

A droite, nous avions pour voussoir cela : Le faire est mode, non pas d'imitation, mais d'expression; et c'était bien un voussoir d'attente, car on se demandait : expression de quoi ? Et la clef de voûte, c'est le principe que nous venons d'établir. En

effet, à deux demandes diverses il offre, lui unique, le complément d'une réponse pareille :

Moyen de quoi? Du beau.
Expression de quoi? Du beau.

CHAPITRE XXXVI.

Après quoi le livre se trouve clos.

Ouvriers, faites tomber maintenant cette charpente cintrée qui avait servi de soutien provisoire aux premiers travaux, et que je voie enfin l'élégant arceau qui, solide désormais par sa seule structure, tout ensemble perd ses étais et demande à porter....

Y taillerai-je des moulures? y sculpterai-je des arabesques? Ce serait à la vérité plus orné; mais, outre que j'ai hâte de clore ce livre, encore est-il qu'en ces sortes de constructions la visible justesse des joints et la fruste symétrie des voussoirs se passe pour plaire de l'artifice des guirlandes.

LIVRE SIXIÈME.

L'art est la langue du beau.

CHAPITRE PREMIER.

Où l'auteur, s'étant surpris à vieillir, tourne au triste.

Né avec ce siècle, j'en ai l'âge; et la pensée que ce frère jumeau est irrévocablement destiné à me survivre bien des années rend pour moi plus déterminé en quelque sorte, et plus visiblement prochain que pour beaucoup d'autres, le terme de mon existence ici-bas.

Il commence, lui, sa quarante-quatrième année. Pour un siècle, c'est l'âge mûr à peine; pour un homme, c'est l'approche du déclin, des froidures, des feuilles mortes qui jonchent l'allée au bout de laquelle s'ouvre le cimetière.

J'y marche, dans cette allée; j'y marche avec ma compagne, et suivi de nos enfants, de qui la gaieté et la grâce m'attendrissent.... « Vous aurai-je vus grandir et prospérer ? pensé-je en les considérant; aurai-je, aïeul bien-aimé, béni de mes mains vacillantes les tendres fruits de vos hyménées? >

Cependant ils continuent de jouer, et la vue de ces cyprès, dont les cimes funèbres dépassent là-bas le mur d'enceinte, ne les a point distraits encore de la fête que c'est pour eux de vivre.

CHAPITRE II.

Suite.

Pour moi, au contraire, déjà la vue de ces cyprès commence à désenchanter mon âme et à flétrir mes plaisirs. Néanmoins, forcé que je suis invinciblement à leur rencontre, j'emploie mon effort, tantôt à en détourner mon regard, tantôt à m'en masquer l'aspect, tantôt, si j'y puis parvenir, à en oublier la noirceur au milieu du divertissement des sens et des dissipations de l'esprit. Voici la campagne est belle, les oiseaux chantent, les promeneurs vont, viennent, et ce spectacle me distrait de l'autre. Ou bien encore je jase, je discute, j'écris, et un flatteur murmure de louange ou de sympathie, en charmant ma vanité, fait taire ma tristesse.

Mais ces leurres eux-mêmes vont perdant de leur puissance, et insensiblement se dévoile toute la menterie des désirs terrestres, même accomplis, des succès de ce monde, même obtenus!... « Quoi, me dis-je alors avec stupeur, la vie de l'homme est donc cet arbre qui ne fleurit qu'une fois, pour ne donner que des fruits sans saveur! Branchage de plus en plus dépouillé, bois tout à l'heure stérile, que vais-je devenir?

CHAPITRE III.

Où, de triste en triste, l'auteur tourne à l'amer.

Je vais devenir ce vieillard frileux, qui, assis au soleil contre une muraille blanchie, attend oisif, et songe solitaire. Cependant des affairés passent, des jeunes folâtrent, une voiture stationne, des soldats défilent, et lui, à toutes ces choses, il ne trouve qu'à regretter ou à redire.

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