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serai la femme. Ce sont mes principes, vois-tu. J'essaie d'abord à exploiter les gens à leur profit; ça me paraît juste et raisonnable que l'on fasse du bien aux autres en s'en faisant à soi-même. Par exemple, quand les gens sont assez bêtes pour ne pas me laisser faire,....alors tant pis pour eux, je les exploite comme je puis, car il faut toujours exploiter. Il faut tout tourner à son profit, sans se gêner pour personne ; ... autrement ça n'avancerait à rien. C'est là la règle fondamentale du commerce. Apprends cela, mon pauvre François.

-Comment dites-vous cela, monsieur?

-Exploiter, mon pauvre François, exploiter; c'est le mot. La société, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme. Plus je regarde cette rivière aux Écrevisses, plus je pense en effet que l'exploitation de cette paroisse ne sera pas complète tant que je n'aurai pas construit deux ou trois moulins là-dessus. Le seigneur a été assez peu rusé pour ne pas consentir à exercer son privilège en ma faveur (1). S'il eût voulu seulement s'entendre avec moi, nous faisions sauter cela des mains de la belle veuve, sans qu'elle eût le moindre mot à dire. Avant dix ans peut-être, M. de Lamilletière aurait reçu de superbes lods et ventes, trois ou quatre cents louis dans le moins,.... tandis que, avec ces Guérin, ça va rester à ne rien faire. La mère a éte assez folle pour faire étudier ses enfants: ça veut dire qu'ils ne feront jamais rien de bon,.... rien que des griffonneurs de papier,.... voilà tout.... Miséricorde! un si beau water power! Mais les vieilles noblailles comme ce M. de Lamilletière,....ça n'a pas la moindre idée des spéculations. Laisse faire, pauvre François, si je puis seulement acheter un petit bout de seigneurie, tu verras comme j'en découvrirai, moi, des droits féodaux!

(1) Dans presque toutes les seigneuries du Bas-Canada, les seigneurs avaient cu prétendaient avor un droit exclusif à toutes les places de moulin. (L'abolition de la tenure seigneuriale, en 1854, a mis fin à ces prétentions des seigneurs.)

-Il me semble pourtant, monsieur Wagnaër, que je vous ai entendu parler de ces choses-là d'une tout autre façon. Les gros marchands anglais qui viennent vous voir quelquefois....

-Font bien du bruit contre la féodalité, n'est-ce pas ? ....Eh bien! ils sont comme moi, ils ne pensent qu'à acheter des seigneuries, et je t'assure que quand ils en auront, ils sauront les faire valoir. Mais pour le présent, ce n'est pas une seigneurie, c'est cette terre seulement, c'est cette maudite rivière qu'il me faut. Dire que ce vieux Jérôme Deschênes n'a jamais voulu me vendre son hypothèque de deux cents livres, même à dix pour cent de prime, sous le prétexte qu'il a eu autrefois de grandes obligations à ce M. Guérin....

-Faut que ce bonhomme-là ait une dure mémoire!.... Tenez, M. Wagnaër, voulez-vous que je vous dise? offrezleur encore une fois un bon prix pour leur terre, et soyez sûr qu'ils finiront par vous la vendre. Ils disent que Pierre va faire un avocat; sa mère aura bien de la peine à le pousser jusqu'au bout.... Vous aurez leur bien sans tant de manigances (1).

-Cominent, monsieur Pierre Guérin vise au barreau ! C'est un Vallières ou un Moquin en herbe que nous avons si près de nous ! Mais c'est superbe!....Je croyais qu'ils allaient faire des notaires tous les deux. Un avocat ! c'est justement l'homme qu'il me faut. De ce temps-ci les avocats me mangent, et si j'en avais un dans ma famille....

-Vous mangeriez les habitants à vous deux !

-Non; mais ça m'épargnerait bien des frais, et ça serait de bon conseil. Quel âge a-t-il ce jeune homme ? -Dix-neuf ans.

-Et Clorinde en a dix-sept; mais ce serait une affaire magnifique ! . . . . La fille prendrait la place du

(1) Manigances-intrigues-supercheries mêlées d'hésitation-tripotage.

père, le fils prendrait la place de la mère, et tout s'arrangerait à merveille," ajouta M. Wagnaër, comme se parlant à lui-même. Puis il parut réfléchir profondément, regardant de temps en temps la maison de madame Guérin. Son compagnon se taisait comme lui. A les voir tous deux contempler d'un air de convoitise ce patrimoine de la veuve et de l'orphelin, on aurait dit deux malfaiteurs décidés à tenter durant la nuit quelque coup de main, et cherchant pour cela à prendre une connaissance exacte des lieux. Le costume du marchand et de son commis n'aurait pas médiocrement contribué à confirmer cette hypothèse peu charitable. Ils avient chacun de vieilles casaques de gros drap bleu, sales et trouées, de vieux chapeaux cirés et de grandes bottes de peau de boeuf, couvertes de boue, et ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne s'étaient rasés depuis plusieurs jours.

M. Wagnaër était un homme trapu, surchargé d'embonpoint; son visage était rouge, marqué de petite vérole, et comme frotté d'huile; son nez plat, ses sourcils épais et roux, ses yeux petits et cironnés, ses lèvres épaisses, sa bouche très grande et laissant voir deux superbes rangées de dents qui auraient fait honneur à un animal féroce. Avec cette formidable mâchoire, M. Wagnaër aurait pu exploiter toute la création.

M. François Guillot était un garçon mince, efflanqué, au visage pâle et maigre, aux bras longs et décharnés. Il y avait sur sa figure et dans toute sa personne un air d'innocence dont un physionomiste habile aurait fait promptement justice, en la classant tout de suite parmi cette espèce de gens pour qui fut créé le proverbe Il fait l'âne pour avoir de l'avoine.

C'était précisément l'agent et l'intermédiaire qu'il fallait à M. Wagnaër auprès des habitants, naturellement soupçonneux, et qui l'étaient à bon droit à son égard. Ceux qui, se défiant du maître, croyaient duper le commis, n'en

étaient que mieux dupés eux-mêmes. Obligé de dissimuler son intelligence durant les trois quarts de la journée, le pauvre garçon s'en dédommageait aux dépens de son maître, durant les heures d'intimité et de confidence, et celui-ci lui pardonnait sa hardiesse d'autant plus volontiers qu'il entourait lui-même de peu de mystère son égoïsme et sa cupidité.

Une visite qu'ils faisaient régulièrement tous les matins et tous les soirs à des nasses qu'ils avaient disposées sur la grève de la petite île, avait amené ces deux personnages à l'endroit où nous les avons trouvés. L'heure favorable pour enlever le poisson étant près d'arriver, ils ne tardèrent pas à diriger leur attention vers le fleuve, et voyant où en était la marée, ils quittèrent la clôture sur laquelle ils étaient appuyés tous deux. Le grand canot de bois approprié à cette expédition, fut bientôt mis à flot, et, le conduisant eux-mêmes, ils s'éloignèrent rapidement au milieu des vagues bruyantes et couronnées d'écume.

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III

UN COUP DE NORD-EST

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'EST pour le district de Québec un véritable fléau que le vent du nord-est. C'est lui qui, pendant des semaines. entières, promène d'un bout à l'autre du pays les brumes du golfe. C'est lui qui, au milieu des journées les plus chaudes et les plus sèches de l'été, vous enveloppe d'un linceul humide et froid, et dépose dans chaque poitrine le germe des catarrhes et de la pulmonie. C'est lui qui interrompt, par des pluies de neuf ou dix jours, tous les travaux de l'agriculture, toutes les promenades des touristes, toutes les jouissances de la vie champêtre. C'est lui qui, durant l'hiver, soulève ces formidables tempêtes de neige qui interrompent toutes les communications et bloquent chaque habitant dans sa deC'est lui enfin, qui chaque automne préside à ces fatales bourrasques, cause de tant de naufrages et de désolations, à ces ouragans répétés et prolongés qui à cette saison rendent si dangereuse la navigation du golfe et du fleuve Saint-Laurent.

meure.

Dès qu'il commence à souffler, tout ce qui, dans le paysage, était gai, brillant, animé, velouté, gazouillant, devient terne, froid, morne, silencieux, renfrogné. Un ennui, un malaise décourageant pénètre tout ce qui vous touche et vous environne. Bientôt des brumes légères, aux formes fantastiques, rasent en bondissant la surface du fleuve. Ce n'est que l'avant-garde de bataillons beaucoup plus formidables, qui ne tardent pas à paraître. Alors vous chercheriez en vain un rayon de soleil, un petit coin de ce beau ciel bleu si limpide, qui vous plaisait tant.

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