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NOUVEAUX

VOYAGES EN ZIGZAG

VOYAGE AUTOUR DU MONT BLANC

TREIZIÈME JOURNÉE

Aujourd'hui nous devons gagner Viège d'abord, et de là nous acheminer jusqu'à Saint-Nicolas, dans la vallée de Zermatt. De nos deux guides, ni l'un, ni l'autre n'a encore visité cette vallées; néan

T. II.

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moins ils sont pleins de la bonne volonté de nous y mener perdre, Rayat le bleu surtout. Le pauvre homme, en effet, n'a encore vu dans tout ceci qu'une grande fête dont il se trouve faire partie, et

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la seule idée que nous allons le planter là pour nous amuser sans lui le contriste profondément. A la fin il est convenu qu'on le gardera, lui et Mouton; et que, puisque notre intention est de nous faire voiturer jusqu'à Viège, il va bien vite se procurer un char, afin d'utiliser, en l'y attelant, cette bête vertueuse. Pour Rayat, le vert, qui déteste les grandes fêtes, il sanctionne volontiers ces dispositions, et

le voilà tout à l'heure qui, monté sur Joude l'Iscariot, s'achemine vers la capitale, son parapluie sous le bras et son feutre sur le nez. A toute créature le ciel a départi ses bons moments... c'en doit être un fameux pour ce mélancolique que d'avoir à se prélasser trois heures durant, au gros soleil, entre un mur de vignoble et une rive de fleuve, avec toute liberté de se cogner à l'un ou d'en finir dans l'autre.

Cependant nos chars sont prêts : l'un à longues échelles sur lesquelles on a disposé en travers des planches garnies de paille; l'autre, simple char à bancs avec Mouton pour tirer et Rayat pour conduire. En vérité, pour qui peut supporter sans trop de peine l'inconvénient des cahots, ce sont ici les rois des chars, où le grand air qu'on refoule rafraîchit et ravive; d'où le regard libre en tout sens ne manque ni un voyageur qui passe, ni un nénuphar qui flotte sur l'eau du fossé, ni le spectacle changeant des habitations, des prés, des coteaux; d'où l'on plane, enfin d'où l'on règne, au lieu d'être étroitement emprisonné dans l'obscurité étouffée d'une boîte roulante... Que si la plaine est uniforme et rase, et la route plate et monotone, il reste encore la vue des bêtes qui trottent patiemment, l'oreille au fouet, la queue aux mouches; il reste l'entretien du cocher qui n'est plus ici un postillon de relais, un conducteur cosmopolite, ou un voiturier intéressé, mais un simple manant de l'endroit, fertile en propos, amusant de rusticité, et qui vous renseigne sur

ce que vous aimez à connaître non moins par ses réponses nettes et sensées, que par le tour qu'il leur donne et la façon dont il les débite. Ces agréments sont si réels, à notre gré du moins, qu'ils ont fini par nous dégoûter des autres sortes de voitures, et que l'aspect seulement d'une berline, d'un coupé, mais surtout d'une diligence, nous étouffe à la fois de chaleur et d'ennui. Bon Dieu! que sera-ce donc des wagons! et aurons-nous bien ce privilège de mourir avant d'avoir été empilé dans quelqu'un de ces coffres à vapeur entre une nourrice assoupie et un courtaud bavard!

Il nous faut ce matin repasser le pont que nous avons franchi hier pour revenir coucher à Sierre. Au delà de ce pont la contrée change d'aspect; l'on se dirait transporté soudainement sur quelque rameau des Apennins, là où croissent sur un sol ocreux ces élégants pins d'Italie dont le branchage orangé supporte avec tant d'élégante souplesse une cime à la fois sévère et vivement découpée. Plus de culture, plus d'habitations, mais une de ces solitudes où l'imagination place d'elle-même un chevrier nonchalamment étendu à l'endroit où le soleil l'a surpris vers le milieu du jour; une halte de bohémiens accroupis à l'ombre autour de leur marmite fumante, ou bien encore d'équivoques figures qui stationnent attentives sur la lisière d'un bois. Lorsqu'au sortir des végétations touffues, des côtes cultivées, des ruisseaux qui murmurent entre leurs verts rivages, l'on traverse ce désert où le gracieux

se marie au stérile et le riant au sauvage, l'on éprouve l'impression d'un charmant contraste, et l'on se persuade toujours davantage que notre contrée, que nos environs unissent à la richesse des sites la variété aussi; que le Valais en particulier fournirait à lui tout seul de quoi défrayer en objets d'étude et en thèmes de composition toute une école de paysage. Au surplus nos artistes, depuis quelques années, connaissent le chemin de cette solitude, et il en est qui en ont rapporté des études peintes sur place dont le neuf et frappant caractère ne peut manquer de s'empreindre prochainement dans leurs ouvrages.

Au-dessous de ces apparences de la campagne, qui, sous le nom de paysage enchantent notre regard et ravissent nos sens, il y a toujours une cause naturelle ou humaine qui les a produites ou qui en a été l'occasion. Or cette cause, tantôt saisissable à première vue, tantôt obscure, complexe ou mystérieuse, est toujours aussi intéressante à reconnaître qu'elle est attachante à rechercher en telle sorte que nous ne saurions dire, pour notre part, quelle est la limite non pas de regard, mais d'esprit, de pensée, mais d'interne et contemplative méditation au delà de laquelle cesse d'exister ou de pouvoir s'étendre indéfiniment encore le charme d'un paysage; soit qu'il s'offre à nous dans la nature, soit surtout lorsqu'un peintre habile s'est chargé d'en faire sur la toile une expressive interprétation. Je vois ici des mamelons de terre ocreuse que recouvre comme

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