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ondulée où gisent, près de Réalp, un misérable couvent de capucins, et plus loin, au pied du Saint-Gothard, une haute et grande tour en ruine. Le dessin que nous donnons ici près de l'Oberalp, au-dessus d'Andermatt, montre ce paysage à rebours; c'est la Furca qui borne l'horizon.

Au pied de cette tour dont je viens de parler, le sentier rejoint la grande route du Saint-Gothard; de là jusqu'à Andermatt, plus qu'un quart de lieue, mais gare le courant d'air. En effet, ce bout de vallée placé entre le trou d'Uri à gauche, et la gorge du Saint-Gothard à droite, est toujours balayé par un vent froid qui descend à Altorf, ou qui monte vers l'Italie. Nous y croisons deux capucins, chaudement encapuchonnés, mais qui ont des figures brigandes à faire trembler. Même entre eux, ils conversent d'une façon si brutale, qu'à chaque instant l'on peut craindre qu'un stylet sorti de dessous la robe de l'un des bons pères ne pénètre entre les côtes de l'autre père, bon également.

Nous voici à Andermatt; et vite, au débotté, plusieurs partent pour aller visiter le trou d'Uri et le pont du Diable, qui sont en dehors de notre itinéraire. A Andermatt, l'hôte est haut de six pieds, chassieux et Piémontais; l'hôtesse est petite, rousse, mal peignée et très-bonne femme. Quand son ogre veut nous affamer, elle le trompe pour nous régaler; quand son ogre veut nous écorcher tous et vite, elle l'endort pour nous donner le temps de fuir : absolument comme dans le Petit Poucet. Et notez encore ceci : quoique nous ayons maintes fois déjà hanté cette auberge, jamais ce grand diable d'hôte ne veut nous reconnaître pour des Poucets qu'il a déjà dévorés, et, à ce compte, nous laisser tranquilles, tandis que la bonne ogresse de tout loin nous sourit, nous fait signe, et tressaille déjà de l'envie de soustraire tant de chair fraîche à la voracité de son époux. Mais quel bonheur pour nous que, de tout temps, les ogres aient été bêtes comme des pots, et les ogresses bonnes comme des marraines!

Avant, pendant et après le souper de ce jour, Vernon traditionne énormément toutes les histoires de veillée, tous les contes du pays natal, toutes les ballades d'Anduse et d'Alais, coulent à file de ses lèvres. D'autre part, Léonidas a mal au cœur, et telle blouse qui a échappé au vermicelle d'Aigle éprouve à Andermatt de bien graves vicissitudes. Heureusement l'ogresse est là qui pourvoit à tout, et au reste.

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L'ogresse nous fait bien déjeuner; après quoi elle nous met dans le chemin, et nous voilà grimpant l'Oberalp. Le sentier est étroit, ardu; la vue, celle d'hier absolument; car cette vallée d'Urseren, de quelque côté qu'on la regarde, ne varie que par son couvent et sa tour, qui se trouvent à gauche au lieu d'être à droite, ou à droite au lieu d'être à gauche. Sur le premier plateau, voici par centaines des vaches qui déjeunent d'herbe tendre, et de toutes parts des sonnettes, les unes claires et argentines, les autres sourdes et graves, qui carillonnent paisiblement. Plusieurs de ces vaches se mettent à nous regarder passer, et parmi elles un énorme taureau qui ferait bien mieux de continuer son repas. Les taureaux! voilà, lecteur, un des plus réels dangers de nos excursions alpestres. Ils sont ombrageux, nous sommes étourdis, et c'est toujours sur des sommités nues qu'on les rencontre, là où ni arbre ni maison ne vous offrent un abri ou, tout au moins, une position d'où l'on puisse, en cas d'affaire, parlementer avec quelque avantage.

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A l'extrémité de ce plateau, nous retrouvons le lac sur la rive duquel nous courûmes un danger d'avalanche en 1839. Ce lac, soulevé alors par l'haleine glacée du vent, est aujourd'hui tranquillement endormi au sein des pentes vertes qui s'y réfléchissent. Toutefois, à l'endroit de l'avalanche, nous passons sur l'amas de neige qu'elle y entretient en toute saison. Il est agréable de revoir les lieux où l'on a tremblé, mais difficile aussi, quand toutes les circonstances ont changé, de se représenter bien pourquoi et de quoi l'on eut peur.

Au delà du lac, nouvelles pentes vertes et un torrent à passer. Le drôle est gros, fier, peu disposé à nous laisser faire. Il nous faut le remonter d'abord, ensuite construire des ponts; et heureux, même après cela, ceux qui passent à pied sec la plupart prennent des bains plus ou moins partiels, au grand amusement d'un public cruellement rieur. Ici, comme aux Ormonds dessous, nous nous demandons s'il est bien vrai que nous soyons sur le chemin de Venise, et nous nous affirmons à nous-mêmes que oui, sans réellement y croire, tant les impressions sont antivénitiennes, tant le monde commence à nous paraître grand, tant les vastes projets, qui sont si aisés à former, deviennent en pratique promptement problématiques et difficilement exécutables. Dès ici, Voit-on Venise? sera le refrain usité dans la caravane pour exprimer l'incertitude où nous sommes de voir jamais cette ville de plus en plus lointaine et fabuleuse.

Au delà du torrent, nous faisons halte sur le sommet du col, d'où l'on ne découvre que des pentes vertes: tout ce pays est purement herbager, à peine aussi sauvage que la vallée d'Urseren. Mille petits ruisseaux courent le long de ces pentes; il est très-difficile d'y cheminer posément sans glisser. Aussi nous y lançons-nous à la course; quelques-uns glissent tout de même, et d'autres aussi qui les regardaient faire. C'est pour arriver plus tôt à l'auberge. L'hôte est aux champs, vite on va le chercher, et, pendant qu'il ne vient pas, la faim nous contraint à fuir vers d'autres hôtes qui ne soient pas aux champs. Au bout de deux heures, nous trouvons notre affaire à Cedruns.

Cedruns, Truns, Dissentis, Tusis, Andeer, noms qui ne ressemblent plus à rien, et tout autant persans, algonkins, ce me semble, qu'allemands, français ou italiens. C'est qu'en effet, nous voici dans le Latium du romonsch, langue étrange, originalement inintelligible, qui, écrite, ressemble aux jurons d'un Espagnol en colère, et, parlée, au baragouin d'un gosier obstrué d'un oignon. Langue intéressante au demeurant, circonscrite à des cantons dont elle reflète et protége les mœurs; qui plaît même aux oreilles de ceux qui ne la comprennent pas, par une sorte d'énergique rudesse; qui, au surplus, a son journal, et une petite littérature de vallées dont nous aimerions fort à pouvoir prendre connaissance; car, sûrement, cette langue de montagnards, dont les formes antiques consacrées par la seule tradition ont échappé à ce travail d'experts où s'embellissent et s'énervent les nôtres, doit offrir de ces tours pittoresques, vigoureux, ramassés, de ces fleurs de diction dont l'éclat un peu sauvage et le parfum un peu àpre n'en sont que plus agréables pour nos organes blasés. Quoi qu'il en soit, dès ici nos drogmans ne nous servent plus à rien; David ne peut pas faire passer pour un liard de son italien, et pendant plusieurs jours nous allons être réduits au langage d'action pour tout potage, j'entends pour demander nos potages. C'est très-fàcheux dans un pays où le potage manque, le pain aussi, la viande aussi, et où l'on paye très-cher, non pas seulement ce que l'on consomme, mais ce qu'on a signifié par gestes que l'on consommerait volontiers. Reichenau et Coire exceptés, ces raretés vont nous persécuter durant tout notre

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