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Ces daims que mon regard voit paître.

(FONTANES, Forêt de Navarre.)

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Et les yeux, les fronts, les cœurs, fournissent une quantité de périphrases analogues qui dispensent de l'expression directe et permettent une petite personnification.

Nous sommes donc fixés sur la foi du poète en sa propre mythologie. S'il personnifie les abstractions et les objets concrets, ce n'est pas parce qu'il voit, ni parce qu'il veut voir partout la vie et l'âme. S'il prète la vie à tout ce qui ne l'a pas, il la retirerait s'il pouvait à ce qui l'a, parce que le poète doit exprimer toute chose d'une manière poétique qui est naturellement le contraire de la façon raisonnable et humaine.

Cette mythologie à laquelle rien n'échappe n'est pas autre chose qu'un travestissement universel.

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II. LES TROPES. Mais elle n'est pas un travestissement suffisant. Nous savons trop bien qu'un homme est un homme, que les montagnes n'ont pas de fils, que les pas ne sont ni vivants, ni rêveurs, ni divins; la correction est trop vite faite et n'exercerait pas assez l'esprit. Or, un des grands intérêts de la poésie n'est-il pas d'exercer l'esprit ? Marmontel l'a dit en propres termes. Les tropes sont un jeu plus sérieux, presque un sport; avec les périphrases nous pourrons atteindre l'acrobatie.

Le trope consiste à nommer une chose par un autre nom que le sien, par un nom qui appartient en propre à une autre chose; ce qui ne semble pas fort sensé. La raison qu'on en donne est un rapport saisi par l'esprit entre

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les deux objets. Malgré les rapports les plus étroits, nommer une chose pour donner l'idée d'une autre, reste un acte déraisonnable et ridicule (1). La poésie française n'en offre que peu d'exemples, et les poètes qui en fournissent le plus, sont naturellement ceux qui nous occupent encore trouverons-nous rarement chez eux des expressions comme celles-ci :

Où prétendent voler ces forêts vagabondes?

(LE BRUN, Odes, V. 3.)

La coupe étincelante où la vigne bouillonne.

(CHENIER, Elégies.)

De pâles peupliers leur troupe ceint sa tête.

(DELILLE, Enéide. V )

De vin et de meurtre rougies.

(FONTANES, Les tombeaux de Saint-Denis.)

Ces erreurs cherchées ne se justifient ni par les convenances, puisque les mots remplacés par les tropes, flottes, vin, sang, etc., sont des mots poétiques; ni par la beauté, puisqu'elles dénaturent des objets beaux; ni par la nou

(1) Nous nous plaçons bien entendu au point de vue du style et non pas au point de vue de la langue. Pour la languistique le trope est un fait naturel et nécessaire. C'est par les tropes qu'on a créé toute la partie abstraite des langues en donnant le nom des objets sensibles aux idées de l'esprit qui ne fournissaient pas les éléments d'une onomatopée et qu'on ne pouvait pas montrer du doigt. C'est ainsi qu'on a désigné l'âme du mot qui désignait le souffle; ce n'était pas les proclamer identiques, mais les mettre dans une mème classe d'agents puissants quoique invisibles. Le trope était une classification primitive, un premier essai de science. La collection des tropes d'une langue est donc une encyclopédie très ancienne, c'est-à-dire un amas d'erreurs devenues innocentes, parce que nul ne se souvient de leurs prétentions à la vérité. Maintenant les tropes anciens ne sont plus que des mots propres désignant leur objet sans l'expliquer. Et on n'en fait plus guère de nouveaux. C'est par d'autres procédés que l'on crée les mots dont on a besoin.

veauté, puisque leur seule excuse est d'être calquées sur le latin. Les poètes pseudo-classiques eux-mêmes s'écartent des tropes hardis, leur abstention à cet égard montre qu'il n'y a plus de gloire à dire « emplir un verre de vieux Bacchus » (VIRG., Enéide, I, 219); « verser Pallas dans une lampe (OVIDE, Trist. IV, 5, 3); « une poutre flottante >> pour un vaisseau (CATULE et VIRGILE passim); à désigner un peuple par le nom de son voisin, les Perses pour les Parthes, l'Ethiopien pour l'Egyptien (HORACE, Odes I, II, 22, et III, vi, 14). « Il n'y a plus de poésie », s'écriait Le Brun, le plus audacieux rival des Latins dans ce qu'ils ont de pire, lorsqu'on ne comprenait pas sa rhétorique violente. L'âge héroïque des grandes métonymies ne pouvait pas être rappelé, on se servait beaucoup des petites; il y avait les traditionnelles, le trône, l'autel, la robe, l'épée, on en essayait de neuves :

L'encensoir a perdu ses derniers privilèges.

(FONTANES, Ode sur l'enlèvement du pape.)

versait un lait pur dans l'argile.

(FONTANES, Stances sur un village des Cévennes.)

Venez au soc patriotique (tiers état)

Unir le glaive et l'encensoir (noblesse, clergé).

(GINGUENÉ, Les Etats Généraux, ode.)

Nous n'entrerons pas dans les détails des cinq métonymies et des cinq synecdoches dont la cinquième est l'antonomase; elles consistent toutes à nommer un objet ou un homme par le nom de l'homme ou de l'objet voisin ou encore à lui attribuer le nombre qui ne lui convient pas, le singulier au lieu du pluriel et réciproquement. Rappelons pourtant qu'une des métonymies les plus fréquentes chez les poètes est celle qui donne aux noms d'arbres, de plantes et d'autres objets un sens abstrait qui

permet de les employer sans éveiller l'image de l'objet qu'ils désignent au propre. Le cyprès n'est pas un arbre, c'est le deuil; le laurier, c'est la gloire; le pavot c'est le sommeil; l'absinthe, le fiel, c'est l'amertume; le miel la douceur.

Une figure parente de celles-là mérite une mention spéciale; elle s'appelle aussi d'un beau nom grec « l'hypallage et consiste à donner à un substantif une épithète qui ne lui convient pas du tout mais qui conviendrait parfaitement au mot d'à côté. Bauzée (Grammaire, III, 9) qui n'était pas timide en ces matières, trouvait ce trope tellement insensé qu'il refusait de le reconnaître chez les auteurs anciens qui n'en manquent pourtant pas. On trouve un bel exemple de cette figure dans Boileau : les femmes, dit-il,

Se font des mois entiers sur un lit effronté
Traiter d'une visible et parfaite santé.

(Sat. X)

L'épithète appliquée au lit revient de droit aux femmes ; Pradon réclama; Boileau répondit en accusant d'ignorance ce poète qui osait vous soutenir qu'un lit ne peut être effronté » (Ep. X). Mais tout était permis à Boileau. et d'ailleurs la satire n'était pas un genre noble. Le Brun, au contraire, scandalisa ses contemporains ou les émerveilla par les hypallages de ses odes, « l'obstacle éperdu », << ses pas vivants ». Chénier continua: « à pas rêveurs », « nid timide » (Elégies), « tes pas divins » << tes pas divins (Amérique). Chênedollé lui-même se laissa corrompre par l'exemple : «Des Hyades l'urne effrénée». N'oublions pas l'hypallage, c'est une figure d'avenir que nous retrouverons. Mais la vraie, presque la seule figure, celle qui envahit tout, c'est la métaphore.

La métaphore est le plus important des tropes. Elle

consiste à désigner un objet par le nom d'un autre qui lui ressemble à un point de vue quelconque. Or, comme tout objet peut être considéré à un grand nombre de points de vue, il est difficile que deux objets n'aient pas un point commun. Tout est dans tout, tout ressemble à tout par quelque endroit. Mais alors tout mot peut être employé pour tout autre? A peu près, avec quelque précaution. Là précaution c'est d'écrire d'abord le mot à remplacer et de présenter ensuite le substitut, qu'on lui donne.

Votre hymen est le nœud qui joindra les deux mondes.

(VOLTAIRE.)

Les deux termes étant en présence, c'est une espèce de comparaison; et c'est sans doute une << comparaison abrégée » comme on disait, mais c'est surtout une comparaison exagérée et brusque. Au lieu d'annoncer une ressemblance et de décrire deux objets ressemblants, elle proclame entre eux l'égalité et fait passer vivement l'esprit du mot propre à l'équivalent sur lequel seul elle attire. l'attention. En vérité ce n'est plus un trope, il n'y a pas violence faite à l'esprit comme lorsqu'on substitue au mot propre absent le mot impropre; vigne pour vin; poutre, sapin ou forêt pour vaisseau.

Il y a des métaphores qu'on peut employer sans précaution: « Tigre, assassine moi» (Corneille). C'est que tigre n'est presque plus une métaphore, c'est un mot abstrait qui veut dire « homme cruel » comme lion est un mot abstrait qui veut dire « homme brave », etc. On peut les employer sans inconvénient et sans avantage; car le mot n'éveille plus la moindre image. Heureusement! Le bel effet tragique, si en lisant « Tigre, assassine-moi!» on allait se représenter Polyeucte sous la figure d'un quadrupède à fourrure mouchetée, au front plat, aux longs yeux verts! De même les noms des couleurs sont remplacés pres

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