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touristes. Messieurs et dames, jeunes et vieux, gardent le silence et l'immobilité ; à peine nous voient-ils passer à côté d'eux, absorbés qu'ils sont dans l'impression de cette scène tumultueuse et sublime. Une dame pourtant secoue l'impression pour parler au voyageur Percy, si connu, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, dans l'ancien comme dans le nouveau monde; c'est, certes, passer du grandiose au microscopique.

Au sortir de la seconde gorge, on passe au pied d'une paroi de rochers au-dessus de laquelle on voit les ruines du château de Rhœtus, celui que l'hôte de Misocco appelait notre fondateur, c'est-à-dire le fondateur des hôtes mielleux et rapaces. Aussitôt qu'on a dépassé ce rocher, la vallée s'ouvre fertile, cultivée, verdoyante, et le passage est subit du Tartare aux Champs-Élysées. Le bourg de Tusis s'élève au sortir de la Via Mala; c'est là que nous allons chercher un gîte et passer la nuit.

De Tusis nous nous acheminons sur Coire par un temps douteux toujours, mais en attendant fort joli. Le ciel est caché par des nuées légères qui forment comme un dais transparent derrière lequel on sent resplendir le soleil. Cette transparence semble s'être communiquée aux montagnes, qui paraissent aériennes, diaphanes, étalant à la fraîcheur matinale leurs verdoyantes croupes, d'où s'élèvent çà et là de grises vapeurs qui se déchirent, s'espacent et se dissipent insensiblement.

Les paysages des Grisons sont sévères et fortement caractérisés; ce sont de hautes vallées, larges, vertes, plutôt paisibles que riantes, encaissées entre deux lignes de montagnes vertes aussi et boisées, tantôt jusqu'à la cime, tantôt jusqu'aux rocs ardus qui en couronnent le sommet. De toutes parts les couleurs sont d'une crudité harmonieuse, d'un éclat austère, dont les colorieurs des marchands de vues ne nous donnent que l'indigne caricature. Comme tant d'autres, cette partie de la Suisse est demeurée injustement en dehors du domaine de l'art.

A Reichenau, l'endroit où jadis Louis-Philippe fut maître d'école, les deux Rhins, supérieur et inférieur, se joignent pour couler désormais ensemble. Ces deux fleuves arrivent presque directement l'un contre l'autre, et il est curieux de voir par quels détours et quelles précautions naturelles il arrive que cette rencontre se fait à l'amiable. On dirait deux puissants personnages qui, se sentant fiers et susceptibles, composent leurs mouvements et dissimulent les exigences de l'amour-propre sous les dehors d'une infinie civilité.

A une lieue de Reichenau, qui est un magnifique village, on entre dans la vallée de Coire, aussi verte et plus riante que celle d'où nous sortons. On voit, au pied des montagnes, les clochers de cette petite capitale reluire au soleil, et l'approche des joies de la civilisation nous porte à hàter le pas, lorsqu'un petit drôle nous propose soudainement de lui acheter des prunes qu'il cueillera sous nos yeux. Oh, hé! que faire? On entre dans le verger et l'on mange des prunes; c'est tout simple.

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ENTRÉE DE LA VIA MALA DU CÔTÉ DE TUSIS.

Typ. Plon frères.

Coire nous plaît infiniment, d'autant plus que nous y arrivons éreintés, salis de boue et de poussière, pour nous y délasser et nous y blanchir. A peine descendus à l'hôtel, nous procédons à une toilette générale; c'est la première fois depuis notre départ de Genève, et nous sortons éclatants de linge, de gants, de souliers lustrés, c'est à éblouir les regards, surtout les nôtres, accoutumés à reposer sur les blouses modestes de camarades rougis par les fresques ou verdis par les gazons.

En attendant le dîner, qui, s'il était prêt, nous serait antiquité, curiosité, arsenal et musée, nous allons voir les choses remarquables de l'endroit, à commencer par le grand café, où nous demandons des glaces, et où l'on nous offre de l'eau-de-vie ou bien de la bière, les deux seuls rafraîchissements en usage dans l'établissement. De là nous passons à la cathédrale, où se voient, tant en reliques qu'en tableaux et en architecture, des choses extrêmement curieuses et intéressantes. Notre cicerone parle beaucoup d'un Anglais nommé Lucius, qui vint avec sa sœur apporter le christianisme dans les Grisons, et en preuve il nous montre le buste de Lucius et la grotte où il habita. Nous ne contestons sur rien; mais, de crainte d'en venir à nous manger les uns les autres, nous plantons là toutes curiosités pour courir du côté du dîner. En courant, nous nous perdons; on se sépare, on rebrousse, on se dissémine, et puis il se trouve qu'au moment où le souper entre, tous se retrouvent autour de la table. Mais quel diner! tout à souhait, et des hôtes qui se font une gloire de notre appétit, une joie de ce que nous avalons tout, un devoir de rapporter des poulets à mesure que les poulets disparaissent. Il y a dans la salle un excellent piano; au dessert, Blokmann va s'y placer, et la soirée s'écoule en musicales jouissances, chacun écoutant à deux oreilles, tout en reposant de tous les membres.

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TERREUR DU PETIT MENDIANT.

DOUZIÈME JOURNÉE.

Nous nous levons de bonne heure afin de ne pas partir tard; mais notre linge, envoyé la veille au blanchissage, n'arrive pas. On déjeune, on fait de la musique, on écrit des lettres, on flâne jusque vers dix heures qu'arrive la blanchisseuse éplorée. Hélas! elle a pleuré sur nos chemises, car tout est mouillé, sortant de l'eau, et n'était l'évidente affliction de cette pauvre femme, elle aurait à essuyer vingt et une apostrophes de toute colère... M. Töpffer distribue à chacun son paquet, ou plutôt son éponge gonflée d'eau, et chacun va le mettre en presse dans son havre-sac. Pendant ce temps la pluie s'apprête, afin que nous ne manquions pas d'eau, comme disait l'hôte de Misocco.

Les sacs faits, nous nous remettons en route, et tout aussitôt les nuages crèvent sur nos têtes, ce qui n'empêche pas que le pays ne nous semble fort joli. Un pont couvert se présente, et l'on y fait halte au sec. C'est alors qu'un petit bonhomme demandant l'aumône, M. Töpffer lui offre du tabac; l'enfant insiste... Abdericaramachatavaradaltach! Patarachkitawdrabramatanaramach!!! s'écrie M. Töpffer. L'enfant est déjà à trois portées de fusil, fuyant à toutes jambes; en général, ce procédé réussit parfaitement si l'on y met l'aplomb et la solennité nécessaires.

La pluie ne voulant pas cesser, on quitte le pont couvert pour atteindre bientôt le Rhin, que l'on passe sur un pont découvert, au bout duquel est une auberge couverte... A cette vue... à cet aspect... mais la bourse ne veut pas, et puis elle veut un peu, et puis elle veut tout à fait, et on entre. Pains et fromages sont servis. Au bout d'un quart d'heure, la société manifestant quelque désir de connaître ce qu'elle a bien pu avaler de gros petits pains frais d'une demi-livre durant cet espace de quinze minutes, il lui est révélé qu'elle en est au soixantecinquième gros petit pain frais. Deux dames, dont l'une remarquablement belle, qui nous servent, éprouvent un étonnement prodigieux, et nul doute qu'elles éclateraient de rire si ce n'était que, hôtesses, elles respectent leurs hôtes. Du reste, il faut observer ici deux choses : c'est que la pluie affame en général, et

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