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ducteur peut exporter ses produits avec espoir de les vendre, mais la puissance et la volonté d'acheter de tous ceux qui sont compris dans ce rayon. Pour ne laisser aucun remords à ceux qui auraient craint de s'élever sur la ruine de leurs rivaux, les promoteurs de l'industrialisme ont prétendu que l'étendue du marché était illimitée. Produisez hardiment, ont-ils dit, car plus il y aura de richesses, plus le peuple jouira et consommera; et un économiste écossais, qui aime à revêtir ses raisonnemens de formes abstraites et sévères, a dit: Les échanges s'augmenteront nécessairement avec l'augmentation des richesses; ainsi le champ Aa produit une année cent sacs de blé, et l'atelier B a produit la même année cent aunes de drap, qui se sont échangés au pair les uns contre les autres. L'année suivante le même champ a produit mille sacs de blé, le même atelier mille aunes de drap, pourquoi ne s'échangeraient-il pas également au pair ? pourquoi l'échange ne se ferait-il pas également, s'il était de dix mille, ou de cent mille? Selon son usage, le philosophe écossais a oublié l'homme dans son raisonnement; si, au lieu d'un champ et d'un atelier, il s'était souvenu que deux hommes, l'un fermier, l'autre artisan, devaient échanger le surplus de leurs produits dont ils ne faisaient pas eux-mêmes usage, il se serait aperçu qu'il disait une absurdité. L'un des deux hommes, après avoir acheté le blé dont il a besoin pour se nourrir, n'a plus faim, et n'en veut pas davantage, quelle que soit la quantité produite par le champ de son voisin ; l'autre, après avoir acheté du drap de quoi se vêtir, n'a plus froid, et n'en veut pas vantage, quelle que soit l'activité de la manufacture.

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L'étendue du marché est en effet toujours limitée par deux choses fort indépendantes l'une de l'autre, le besoin ou la convenance des acheteurs, et leur moyen de payer. Il ne suffit pas d'avoir faim pour acheter du blé, si l'on n'a pas de quoi le payer; aussi la population a beau s'accroître, si son revenu n'augmente pas, sa consommation n'augmen

tera pas non plus. D'autre part, il ne suffit pas d'avoir un revenu pour acheter du blé, il faut pouvoir le manger: ́or, non seulement la quantité que peuvent manger les riches est limitée; la quantité qu'ils peuvent employer de tous les produits des manufactures est limitée aussi. Le luxe de l'opulence ne peut jamais porter sur ce qui est fait en fabrique, mais sur le produit de l'artiste, depuis le hrodeur ou le faiseur de dentelles jusqu'au statuaire. Il en résulte cette règle importante et trop oubliée, c'est que pour augmenter le débit des produits de l'industrie et de tout travail de l'homme, ce n'est pas le revenu du riche, c'est le revenu du pauvre qu'il faut augmenter. C'est son salaire qu'il faut accroître, car le pauvre est le seul acheteur qui puisse notablement ajouter à l'étendue du marché.

Mais l'étendue du marché d'une manufacture nouvelle se compose non seulement de tous les acheteurs nouveaux, ressentant de nouveaux besoins, ou ayant acquis un nouveau revenu, qui se présentent pour consommer, en même temps qu'elle se présente pour produire. Elle compte malheureusement beaucoup sur des acheteurs anciens qu'elle enlèvera à des manufactures rivales; elle compte sur son pouvoir de sous-vendre; qu'on me permette d'emprunter ce mot, undersell, à une nation qui en a fait la base de sa politique mercantile. Une manufacture compte que son marché s'étend jusqu'à tout acheteur auquel elle peut fournir ses produits à plus bas prix que ses rivales. Tout ceux qu'elle réussit à sous-vendre, elle les chasse bientôt de son marché; elle prospère alors, et elle ne s'informe pas de l'étendue du dommage que souffrent ceux dont elle a triomphé; leurs capitaux circulans sont dissipés, leurs capitaux fixes demeurent inoccupés et tombent bientôt en ruine; leurs ouvriers sont congédiés; ils souffrent de l'indigence, ou ils périssent de misère. La manufacture qu'on a sousvendue, travaille cependant de toute sa puissance à recou

vrer la possession du marché. C'est son existence même qu'elle défend, et le combat est à mort. Le chef se contente d'un profit beaucoup moindre; souvent même il travaille à perte pour maintenir son crédit; il abandonne tout loyer sur ses édifices et ses machines; il engage ses ouvriers affamés à se contenter du plus misérable salaire, plutôt que d'être congédiés et de tout perdre; après avoir travaillé le jour, ils travaillent aussi la nuit. Cependant, si leurs rivaux doivent l'avantage du bas prix de leurs produits, à la découverte d'une nouvelle machine dont ils conservent le monopole, les hommes ingénieux mettent leur esprit à la torture pour en découvrir le secret; si les producteurs appartiennent à deux nations différentes, les corps savans s'en occuperont, le gouvernement les secondera, la vanité nationale sera blessée d'être, comme on le dit, tributaire des étrangers, ou plus exactement de salarier des ouvriers étrangers, tandis qu'on laisse les siens mourir de faim; le secret enfin sera découvert, le patriotisme aura rassemblé les capitaux nécessaires; les deux manufactures alors travailleront à l'envi l'une de l'autre, pour se disputer des acheteurs qui ne suffisent à la consommation que des produits d'une seule ; le marché s'encombre pour la ruine de l'industrie, et au milieu de cette lutte, les chefs d'atelier proclament le principe désastreux que la base de toute prospérité pour les fabriques, c'est le bon marché de la main-d'œuvre.

Le bas prix de la main-d'œuvre, cependant, c'est la manière dont on désigne le contrat qui donne à l'ouvrier, en échange de son travail, le moins de jouissances possible. Tandis que les maîtres manufacturiers travaillent à s'enlever réciproquement des acheteurs, en faisant des rabais toujours plus grands sur leurs prix de fabrique, ils poussent en même temps leurs ouvriers vers une misère toujours plus cruelle; ils leur enlèvent d'abord toute aisance, toute jouissance, même la plus humble, puis toute heure de repos; il faut que l'ouvrier travaille pour le plus étroit, pour le

plus absolu nécessaire; il faut qu'il donne, contre ce salaire si réduit, toutes les heures de sa journée; mais on a découvert qu'en éveillant vivement son intérêt, on peut obtenir de lui un plus grand emploi de forces musculaires, et on lui propose le travail à forfait; bientôt cependant la compétition réduit aussi le prix du travail, et il ne gagne pas plus en travaillant à la pièce qu'il ne faisait auparavant en travaillant à la journée. Alors, pour vivre, il est obligé d'appeler sa femme à entrer dans la manufacture. Le rôle de la femme devait être, dans le ménage du pauvre, la préparation des alimens, la propreté du foyer domestique, l'entretien des habits, mais surtout l'éducation des enfans, auxquels elle doit inspirer et les vertus de leur état et l'affection qui les lie à leurs parens. Mais à ce point de dégradation de l'ouvrier, il n'y a plus de ménage du pauvre, plus de foyer domestique, plus de soins de propreté commune des cuisines publiques préparent au rabais des alimens pour tous; des écoles d'enfans reçoivent en dépôt ceux que la mère vient à peine de sevrer, et les conservent jusqu'à l'âge de six ou huit ans, où on leur demande de contribuer à leur tour à gagner le pain de leur famille, par un travail qui détruit leur santé et abrutit leur intelligence. Telle est l'effrayante progression de misère qu'a produite la compétition pour le plus bas prix de la main-d'œuvre. Elle a ôté au pauvre toutes ses joies, tous les liens de famille et les vertus qu'ils engendrent, toute reconnaissance des enfans pour les parens. Cependant elle ne s'arrête pas; le pauvre ouvrier ne peut point vivre pour moins que ne lui donne son maître; mais il peut mourir ; une nouvelle machine est inventée, qui peut faire désormais avec cent bras ce qui se faisait auparavant avec mille, et tous ces bras surnuméraires sont alors congédiés.

Telle est la route fatale où s'engage toute manufacture fondée, non pour satisfaire des besoins nouveaux, mais pour se créer un marché en sous-vendant les anciens produc

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teurs. La réaction contre les ouvriers, produite par l'encombrement des marchés, est également cruelle, soit que la nouvelle industrie cherche à sous-vendre des étrangers ou des nationaux: les uns comme les autres ne consentiront pas à renoncer à tout travail, à tout revenu, à tout salaire; ils ne feront pas autre chose, d'abord parce que ni leurs instrumens, ni leur habilité acquise, ne les préparent pas pour autre chose; ensuite, parce que la ruine de leur industrie n'est point une raison pour qu'autre chose leur soit demandé, et parce que tout travail fait sans être demandé produit le même encombrement, la même ruine. La réaction est également cruelle, soit que la rivalité s'établisse entre des produits de même nature, ou entre ceux qui peuvent se substituer l'un à l'autre, comme les étoffes de coton ont pris la place de celles de laine et de fil.

Il est aussi injuste qu'il est dangereux pour la paix publique, d'accuser les maîtres des manufactures d'avoir voulu réduire le pauvre à cette détresse. Ils ont sans doute commis une grave erreur lorsqu'ils ont entrepris une fabrication que le public ne demandait pas; car la première règle de prudence pour le fabricant, comme aussi son premier devoir, c'est d'étudier l'état du marché et de ne jamais contribuer à l'encombrer; c'est de proportionner ses produits aux moyens des acheteurs, pour vivre du service qu'il leur rend, au lieu de vouloir vivre du tort qu'il fait à ses confrères. Mais cette leçon, que la raison donnait si hautement, que le commerce a long-temps si bien entendue, et qui a été la base de sa prospérité jusqu'à la fin du siècle dernier, chacun s'est efforcé dès lors de la faire oublier. On a crié au monopole contre tous ceux qui s'efforçaient de soutenir les prix; on a applaudi avec fureur ceux qui, par une heureuse rivalité à leurs confrères, procuraient aux consommateurs des bas prix inespérés ; on a prêché une concurrence universelle; on a voulu faire croire que l'intérêt du consommateur était celui seul de la

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