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expédiés à Paris se trouvaient encore déposés chez le commissionnaire auquel il les avait remis, et qu'ayant voulu en connaître le motif, on lui avait répondu que c'était en vertu d'un contre-ordre qui était arrivé deux ou trois heures après le départ simulé du jeune monsieur pour Paris. « D'au- tre part, ajouta la femme Miller, je tiens de source certaine que les marchands ayant tous été désintéressés par l'entremise d'un domestique de place agissant au nom du baron, l'on a relâché hier la baronne, ce qui tient ma pauvre nièce dans la terreur continuelle de quelque odieuse vengeance, ou encore de quelque éclat scandaleux fait à son intention, parce que la fille Marie n'ignore pas que c'est sur sa dénonciation qu'elle a été arrêtée. »

Ces deux nouvelles, en redonnant toute leur force à des inquiétudes dont je m'étais cru délivré pour toujours, me décidèrent à prendre un parti dont plusieurs fois je n'avais été détourné que par la crainte, bien naturelle d'ailleurs, d'aller compromettre encore davantage la situation de mes deux jeunes amies en y intéressant la police elle-même. Cependant, comme je pouvais dès lors préjuger que le jeune monsieur, après avoir échoué dans une tentative où il n'avait point figuré ostensiblement, ne manquerait probablement pas de revenir à Genève; et comme, d'un autre côté, je connaissais par expérience l'habileté consommée et la méchanceté infernale de la fille Marie, il me parut que l'heure était venue d'aller à tout prix instruire la police des choses dont j'avais seul connaissance, afin de mettre sous sa sauvegarde aussi, non-seulement la sûreté de mes deux jeunes amies, mais la vie elle-même de Rosa, que de nouvelles secousses, comme celles auxquelles elle avait déjà été en butte, ne manqueraient pas de mettre en péril. A cet effet, je proposai à Miller de m'accompagner sur-le-champ au bureau de police, afin d'appuyer de son témoignage les choses qu'il avait été lui-même à portée de connaître aussi bien que moi, et, après qu'il eut

consenti avec empressement à ma demande, nous nous y acheminâmes.

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J'eus bien lieu d'abord de m'applaudir d'avoir pris ce parti, car à peine eûmes-nous été introduits dans la chambre du commissaire de police, qu'il me dit : » N'êtes-vous pas M. le pasteur Bernier? Oui, lui répondis-je. C'est, monsieur, que j'ai reçu, au sujet de deux jeunes filles que vous avez recueillies chez vous, des notes qui exigent que vous me fournissiez sur leur compte quelques renseignements. » Alors, ayant pris quelques papiers dans une case de son bureau, il y jetait les yeux avant de procéder à un interrogatoire, lorsque je lui dis : « Je venais justement, monsieur, pour vous les donner moi-même ces renseignements, et, si vous voulez bien me le permettre, en présence de M. Miller, qui, ayant eu ces dames en pension chez lui pendant quelques semaines, a bien voulu se porter pour garant des choses que je vais dire; j'anticiperai donc sur vos questions en vous racontant tout ce que je sais. Alors je mis le commissaire au fait de l'histoire et de la position de ces dames, des machinations dont elles avaient été l'objet de la part du jeune monsieur, et du rôle qu'avaient joué le baron de Bulou et la fille Marie. « Je vous remercie, me dit alors le commissaire. Les détails que vous me donnez complètent ou rectifient ceux que je possède déjà à l'égard de ces trois individus. Mais comme d'un autre côté je sais que vos dames sont ici sans papiers, il importe, pour que je puisse autoriser la prolongation de leur séjour à Genève, que j'obtienne votre garantie sur deux points: le premier, c'est que l'une d'elles est bien réellement mariée au comte de X, car les informations que j'ai reçues représentent ce comte comme n'existant pas, ou, ce qui revient au même, comme ne devant plus reparaître. - Monsieur le commissaire, répondisje, ces informations-là, je les ai reçues comme vous, et par trois fois, mais de la bouche même du pervers qui avait un

criminel intérêt à les forger et à les répandre; ainsi j'ose espérer que vous en croirez plutôt à ma déposition positive, basée sur la connaissance personnelle que j'ai de ces dames, qu'aux mensonges intéressés d'un mauvais sujet. Je vous l'affirme, Gertrude est fille et Rosa est mariée. C'est bien. Voici mon second point: vous êtes bien certain que la jeune dame ne se trouve pas être enceinte ? » A cette demande inattendue et qui m'obligeait de divulguer devant Miller ce que j'avais tant d'intérêt à cacher, je pâlis comine un coupable et je répondis avec un grand trouble: « Je suis certain, au contraire, monsieur le commissaire, qu'elle est enceinte. Alors, monsieur, quelque regret que j'éprouve à vous causer du chagrin, je dois vous déclarer que je vais faire préparer une feuille de route pour ces deux dames, et qu'il faudra qu'avant huit jours elles aient quitté le canton. Ainsi le veut la loi. »>

A cette déclaration si péremptoire, si cruelle et d'une si impossible exécution, j'éprouvai tant de chagrin et de vive alarme, que, désespérant de pouvoir lutter plus longtemps en faveur de mes deux pauvres protégées, et les envisageant toutefois comme perdues s'il fallait ainsi les abandonner aux chances périlleuses d'un voyage sans terme assuré, des pleurs mouillèrent mes paupières et je fus contraint de m'asseoir sur un banc pour donner cours à ma douleur. Miller alors s'approcha de moi en m'adressant quelques propos affectueux, et le commissaire lui-même sembla contristé en me voyant dans cet état. « Je sais, monsieur, dit-il, tout le respect que mérite votre charité envers ces dames; mais ce n'est sûrement pas vous qui me reprocherez d'agir, ainsi que je le fais, conformément à mon devoir; que si toutefois c'est vous obliger beaucoup que de porter à quinze jours le délai dont je parlais tout à l'heure, je prendrai sur moi de le faire, en tant que je suis certain de l'urgence de vos motifs et confiant dans votre probité. Je me levai alors, et, après avoir re

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mercié le commissaire, je sortis du bureau en m'appuyant sur le bras du pauvre Miller, qui avait eu pour moi toute sorte d'égards compatissants durant ces moments de cruelle angoisse.

XLII

Dès le lendemain matin, et sans en rien dire aux jeunes dames, je me décidai à écrire aux parents de Rosa afin qu'aucune lenteur, venant de leur part, ne risquât de compliquer sa situation et n'allât me mettre dans la déplorable nécessité de la faire partir seule avec Gertrude, sans même savoir à qui les adresser, lorsque le délai fixé par la police serait expiré. D'ailleurs, où trouverais-je des ressources pour subvenir à une dépense aussi considérable, surtout puisque, dans l'état où était Rosa, il importait qu'elle cheminât à petites journées, dans une bonne voiture et avec la possibilité de séjourner partout où cela pourrait devenir prudent ou nécessaire? Ainsi, sans revenir sur les considérations que j'avais déjà exposées dans ma première lettre, et abordant d'emblée les circonstances nouvelles qui dictaient ma démarche, j'annonçais la grossesse de Rosa, l'absolu dénûment dans lequel l'avait placée la perte de ses va

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