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ou tendre, mais pour les élégances du contour, pour les finesses du modèle, pour le ténu, ou le gigantesque, ou le hardi, ou le neuf des formes en elles-mêmes! Le drame, non pas pour produire à la lumière, au moyen d'une action composée à cet effet, les secrets détours, les replis cachés du cœur, les égarements, les souplesses, les épouvantes, les transports ou la vaillance de l'âme humaine aux prises avec la destinée, le péril, le devoir, la douleur, mais pour les combinaisons de l'intrigue, pour les surprises et les méprises, pour le vers autrement coupé, pour les unités admises ou retranchées, pour la contexture à la Shakspeare, au lieu de la contexture à la Racine ou à la Sophocle!... Mais c'est là une puérilité indigne seulement d'être réfutée; et si, en présence de ceux qui se prosternent même devant les faux dieux, il n'était séant de passer tranquillement son chemin, en vérité, à la barbe même de l'idole, nous éclaterions de rire!

L'art pour l'art, c'est en effet la forme pour la forme, la forme se servant à elle-même de but et de moyen; c'est, pour le dire en termes clairs, la négation absolue, non pas seulement de la nature elle-même, envisagée comme fournissant à l'art les types visibles de ses créations; non pas seulement de la pensée humaine, envisagée comme le principe générateur de ces créations; non pas seulement du sens moral, qui toujours règle ces créations et quelquefois les enfante; mais c'est aussi la négation absolue de ce beau lui-même au nom duquel et pour lequel l'art chante, sculpte, cisèie, peint, écrit. Et en effet, le beau réduit ainsi à n'être qu'une indépendante expérimentation de formes combinées, qu'une plus ou moins brillante diversification de procédés changés, repris, laissés, renouvelés, n'a plus ni principe, ni base, ni règle, soit en lui, scit en nous, soit en dehors de nous, en sorte qu'il n'y a pas plus lieu à affirmer qu'il existe, qu'il n'y a moyen de le sentir ou de l'apprécier, par relation. Au point de vue du vrai, le lien est rompu entre l'enchainement logique et naturel des réalités et les caprices d'une forme qui vit d'elle-même et pour elle-même. Au

point de vue de l'invention, le lien est rompu entre l'œuvre et les forces intelligentes du concours desquelles l'œuvre devait résulter l'on n'aperçoit à la place de ce concours que le jeu désordonné de l'imagination affranchie du contre-poids des autres facultés toutes ensemble. Au point de vue moral, le lien est rompu entre les notions suprêmes et régulatrices du juste et de l'injuste, et un beau qui prétend se les asservir, qui les subordonne à tous les dérèglements de la fantaisie et qui fait descendre ainsi le bien et le mal au rang de simples données. Et comme un système d'art, où tout est immolé à la forme, entraîne et recouvre nécessairement un scepticisme absolu, toutes les doctrines indifféremment, toutes les croyances, toutes les opinions viendront figurer ensemble ou tour à tour dans l'œuvre du poëte, et non pas à l'état d'opinions, de doctrines, de croyances, mais à l'état honteux de matériaux bons à polir, à brillanter, à mettre en œuvre, de modes plus ou moins avantageux pour faire valoir la forme par le procédé.

Et ceci encore, lecteur, vous l'avez vu! vous avez vu la foi, le doute, la religion, l'incrédulité, Dieu, le néant, évoqués tour à tour pour être l'occasion d'éblouissantes images; vous avez vu Mahomet, Charles X, Mirabeau, Napoléon, évoqués comme des mannequins, pour porter un fastueux manteau tout brodé d'antithèses, tout étincelant de métaphores; vous avez vu le poëte, dégoûté d'être miroir, se faire flot et dire à chaque vent tour à tour: « Soulève-moi, pour que je reluise et pour que j'écume !... » Fi! poëte.

CHAPITRE XXV.

Retour à Claude.

Voilà ce qu'il devient, l'art, au souffle de fausses doctrines, dont les unes, le détournant de ce beau qui lui est propre, le réduisent à n'être qu'un chatoyant reflet du beau de la nature,

dont les autres, sous prétexte de l'émanciper, le dégradent en le faisant descendre à n'être que la stérile poursuite d'une forme qui n'a qu'elle-même pour objet. A vrai dire, dénaturé alors dans son essence, il n'existe pas même. C'est un cadavre dont des ouvriers habiles ornent et brodent à l'envi le linceul. L'on admire dans cet éclatant tissu la richesse des soies, l'élégance des arabesques, l'éclat des pierreries; mais cette forme de figure qui se dessine sous les plis du voile, elle ne bouge ni ne parle ni ne fait signe, et bientôt, tristement déçu, l'on s'éloigne de cet étrange assemblage de mort et de parure....

C'est alors que l'on vous retrouve avec joie, grands poëtes des âges passés, Sophocle, Virgile, Dante, Shakspeare, Racine, Schiller, Arioste, et vous aussi, Claude, dont tout à l'heure j'osais médire, vous tous qui vites dans les brillantes merveilles de la nature, non pas l'objet de vos serviles adorations, mais les types de représentation indispensables à votre art; dans la forme et ses modes innombrables, non pas le but de vos efforts, mais l'instrument, et encore l'instrument à votre gré bien imparfait des nobles créations de votre pensée, le signe, grossier à votre gré, mais au moins sincère, tantôt des émotions, des ravissements, du trouble, des douleurs, des transports dont votre âme était remplie, tantôt aussi du juste, du grand, du beau qui y avaient leur temple! C'est alors que, honteux et triste, si l'on a pu vous méconnaître un instant, l'on revient à vous avec une confiante tendresse, en se jurant à soi-même de vous être à jamais fidèle; et, plus un art corrompu étale avec orgueil ses fausses magnificences, plus on vous pratique avec amour, plus l'on trouve de charme à vos accents.... Et, tandis que le torrent débordé roule sur les campagnes désolées ses flots superbes, retiré sur les hauteurs, l'on y coule auprès de vous un exil qu'embellit votre commerce et qu'allége la fidélité!

CHAPITRE XXVI.

Où l'on se débarrasse, une fois pour toutes, des deux grosses erreurs qui encombraient les abords du problème.

Si donc il y a une chose démontrée, c'est que le beau de l'art n'est essentiellement ni la production du beau de la nature, ni la forme se servant à elle-même de but et de moyen.

Ceci est fâcheux pour la plupart des théories, des systèmes et des formules communément en usage; car tous ou presque tous, ou bien rentrent dans un de ces deux principes, ou bien en dérivent, ou bien les combinent.

Les formules du vulgaire s'appuient presque exclusivement sur le premier d'entre eux. Le vulgaire pense en effet que le Laocoon, par exemple, est supérieur en beauté artistique à quelque groupe moderne que ce soit, en vertu de ce qu'il reproduit avec une plus habile fidélité la scène naturelle dont il est la représentation. Pareillement il s'imagine volontiers que la Vénus de Canova est inférieure en beauté artistique à la Vénus antique, en ceci qu'elle est moins près de la nature prise pour type d'imitation. Enfin, il trouverait ahsurde ou manqué le Moïse de Michel-Ange, si les cicérone et les itinéraires, d'accord en ceci avec les experts, ne le disaient un des morceaux les plus puissants de la statuaire moderne.

Et pourtant, s'il est une chose unanimement reconnue par les experts, c'est que le Laocoon, envisagé au point de vue du vrai seulement, ne l'emporte en rien sur des statues antiques bien moins renommées, ni sur des statues modernes qui, toutes renommées qu'elles puissent être, sont infiniment inférieures à ce sublime ouvrage; c'est ainsi que la Vénus de Canova, oui, de Canova, est plus près de la nature que la Vénus de Médicis, de Milo ou d'Arles; c'est encore que le Moïse est d'une visible infidélité d'imitation. Le vulgaire donc voit le beau là où il n'est pas; ou plutôt, car ces chefs-d'œuvre agissent sur lui

aussi et finissent par le rendre tributaire d'hommage et d'admiration, le vulgaire, tout en admirant l'objet, prend le change sur ce qui en fait la beauté, c'est-à-dire que, sans qu'il ait reconnu d'où le beau procède, le beau le subjugue néanmoins. Viennent les lettrés ensuite les critiques, les perseurs, ceux chez qui la formule est l'application d'un système plus ou moins raisonné. Ici nous retrouvons le plus souvent la même erreur, ou expressément établie, ou ingénieusement déguisée, et se voilant sous des airs de vraisemblance qui trompent ceux-là même qui la reproduisent. Tels étudient le beau dans la nature, et, après l'y avoir défini, ils en proposent l'imitation à l'artiste; tels l'y trient, l'y choisissent, l'y épurent; puis, imaginant pour chaque objet, figure humaine, scène agreste, assemblage ou parties, un type idéal qui réunit en lui certaines conditions de beauté que la nature ne donnait qu'éparses ou incomplètes, ils disent à l'artiste de réaliser ce beau. Mais ce beau-là, outre qu'il est conventionnel, il ne serait que le beau de la naturę, raffiné, perfectionné si l'on veut, mais pas autre. Tels enfin tirent de l'antique leur beau idéal, mais en ce sens, le seul qui à leur point de vue ne soit pas absurde, que l'antique est plus rapproché de la nature, dont, disent-ils, nous nous sommes éloignés. Même erreur. Et, pour le dire en passant, ceux qui ont mis en pratique cette façon de voir, par exemple en peinture l'école de David, ou dans le drame Alfiéri, ou dans l'ode Lebrun, ont prouvé presque plaisamment, si l'on considère ce qu'ils se proposent, combien, par ce chemin-là, on s'éloigne sûrement du but dont on croit s'approcher.

Viennent enfin ceux qui combinent ensemble les deux principes, celui de la nature, type du beau, et celui de la forme, but et moyen du beau. Admettant que la nature fournit des types choisis pour toutes les représentations de l'art, ils recherchent quelles sont les conditions qui assurent d'ailleurs à ces représentations leur mérite de beauté, et ils les trouvent dans tels caractères, dans telles qualités, dans telles règles

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