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les grandes lois de propriété littéraire qu'on médite, et auxquelles j'avoue pour ma part ne trop rien comprendre. M. Xavier de Maistre, en passant à Paris il y a deux ans, a trahi, a dénoncé M. Töpffer, qui déjà n'était pas du tout un inconnu. pour ceux qui avaient fait le voyage de Suisse et qui avaient feuilleté au passage les spirituels albums humoristiques nés de son crayon. Mais c'est comme écrivain, comme romancier, que nous l'a livré M. de Maistre; aux éditeurs friands qui lui demandaient encore un Lépreux ou quelque Prisonnier du Caucase, il répondait : Prenez du Töpffer. En voici donc aujourd'hui, et par échantillons de choix. Nous espérons qu'il réussira, même auprès de nos lecteurs blasés des romans du jour, ne fût-ce que comme une échappée d'une quinzaine à Chamouny.

Pour nous, à mesure que nous lisions les pages les plus heureuses de l'auteur genevois, il nous semblait retrouver, au sortir d'une vie étouffée, quelque chose de l'air vif et frais des montagnes; une douce et saine saveur nous revenait au goût, en jouissant des fruits d'un talent naturel que n'ont atteint ni l'industrie ni la vanité. Nous nous disions que c'était un exemple à opposer véritablement à nos œuvres d'ici, si raffinées et si infectées. Mais prenons garde! ne le disons pas trop. Publier et introduire en une littérature corrompue ces Nouvelles genevoises, de l'air dont Tacite a donné ses Mores Germanorum, ce serait les compromettre tout d'abord. Qu'on veuille donc n'y voir, si on l'aime mieux, qu'une variété au mélange, un assaisonnement de plus.

C'est une étrange situation, et à laquelle nous ne pensons guère, nous qui ne pensons volontiers qu'à nous-mêmes, que celle de ces écrivains qui, sans être Français, écrivent en français au même titre que nous, du droit de naissance,

du droit de leur nourrice et de leurs aïeux. Toute la Suisse française est dans ce cas; ancien pays roman qui s'est dégagé comme il a pu de la langue intermédiaire du moyen âge, et qui, au seizième siècle, a élevé sa voix aussi haut que nous-mêmes dans les controverses plus ou moins éloquentes d'alors. Ce petit pays, qui n'est pas un démembrement du nôtre, a tenu dès lors un rôle très important par la parole; il a eu son français un peu à part, original, soigneusement nourri, adapté à des habitudes et à des mœurs très fortes; il ne l'a pas appris de nous, et nous venons lui dire désagréablement, si quelque écho parfois nous en arrive : Votre français est mauvais ; et à chaque mot, à chaque accent qui diffère, nous haussons les épaules en grands seigneurs que nous nous croyons. Voilà de l'injustice; nous abusons du droit du plus fort; des deux voisins, le plus gros écrase l'autre ; nous nous faisons le centre unique; il est vrai qu'en ceci nous le sommes devenus un peu.

Au seizième siècle, au temps de la féconde et puissante dispersion, les choses n'en étaient pas là encore. Les Calvin, les Henri Estienne, les de Bèze, les d'Aubigné, ces grands hommes éloquents que recueillait Genève et qu'elle savait si étroitement s'approprier, comptaient autant qu'aucun dans la balance. Mais le dix-septième siècle, en constituant le français de Louis XIV et de Versailles, qui était aussi pour le fond, disons-le à sa gloire, celui des halles et de la place Maubert, rejeta hors de sa sphère active et lumineuse le français de la Suisse réformée, lequel s'isola, se cantonna de plus en plus dans son bassin du Léman, et continua ou acheva de s'y fractionner. Ainsi l'idiome propre de Genève n'est pas le même que celui de Lausanne ou de Neuchâtel, et les littératures de ces petits États ne diffèrent pas moins

par des traits essentiels et presque contrastés. Mais dans tous, si l'on va au fond et à la souche, on retrouve, à travers la diction, de vives traces et comme des herbes folles de la végétation libre et vaste du seizième siècle, sur lesquelles, je crois l'avoir dit ailleurs, le rouleau du tapis vert de Versailles n'a point passé. Ces restes de richesses, piquantes à retrouver sur les lieux, et qui sont comme des fleurs de plus qui les embaument, n'ont guère d'ailleurs d'application littéraire, et les écrivains du pays en profitent trop peu. Nous verrons que M. Töpffer y a beaucoup et même savamment butiné; ce qui fait (chose rare là-bas ) que son style a de la fleur.

Qu'on se figure bien la difficulté pour un écrivain de la Suisse française, qui tiendrait à la fois à rester Suisse et à écrire en français, comme on l'entend et comme on l'exige ici. Il faudrait, s'il est de Genève, par exemple, qu'il fît comme s'il n'en était pas, comme s'il n'était que d'une simple province; il faudrait qu'il fût tout bonnement de la langue de Paris, en ne puisant autour de lui, et comme dans des souvenirs, que ce qu'il y trouverait de couleur locale. Mais Genève n'est pas une province, c'est bien sérieusement une patrie, une cité à mœurs particulières et vivaces; on ne s'en détache pas aisément, et peut-être on ne le doit pas. Les racines historiques y sont profondes; l'aspect des lieux est enchanteur; volontiers on s'y enferme, et le Léman garde pour lui ses échos.

Combien n'y a-t-il pas eu, autour de ce Léman de Genève ou de Vaud, de jeunes cœurs poétiques dont la voix n'est pas sortie du cadre heureux, étroit pourtant, et qui, en face des doux et sublimes spectacles, au sein même du bonheur et des vertus, et tout en bénissant, se sont sentis parfois

comme étouffés! On chante, on chante pour soi, pour Dieu et pour ses frères voisins; mais la grande patrie est absente, la grande, la vaine et futile Athènes n'en entend rien. J'ai trouvé ce sentiment-là exprimé avec bien de l'onction résignée et de la tendresse dans les strophes nées un soir au plus beau site de ces rivages et sorties d'un de ces nobles cœurs dont j'ai parlé, strophes dès longtemps publiées, qui ont fait le tour des rochers sonores et qu'on n'a pas lues ici :

Pourtant, ô ma patrie, ô terre des montagnes
Et des lacs bleus dormant sur leur lit de gravier,
Nulle fée autrefois errant dans tes campagnes,
Nul esprit se cachant à l'angle du foyer,

Nul de ceux dont le cœur a compris ton langage,
Ou dont l'œil a percé ton voile de nuage,
Ne t'aima plus que moi, terre libre et sauvage,
Mais où ne croît pas le laurier.

J'ai vu quelques rameaux de l'arbre de la gloire,
Poussant avec vigueur leurs jets aventureux,
Se pencher, il est vrai, sur l'onde sans mémoire
De ce Léman vaudois que domine Montreux.
Mais un souffle inconnu rassemblait les tempêtes:
D'Arvel et de Jaman l'éclair rasa les crêtes,
Les lauriers tristement inclinèrent leurs têtes,
Et le beau lac pleura sur eux 1.

Et en effet, dans ce frais bassin du Léman si couronné de splendeur par la nature, il n'y a pas telle chose que la gloire, et la plante de poésie, même venue en pleine terre, a partout besoin de ce soleil un peu factice, sans lequel son fruit mûrit, mais ne se dore pas complètement.

Pour nous en tenir à Genève toutefois, le plus considérable

1 Dans le recueil des Deux Voix, par Juste et Caroline Olivier.

a.

des trois petits États, et sous le nom duquel, dans nos à peu près d'ici, nous nous obstinons à confondre tous les autres, la difficulté, ce semble, est moindre; véritable lieu de rendezvous et de passage européen, il y a là naturellement théâtre à célébrité. Et puis, si Genève est un petit État, c'est une grande cité, et, comme l'a dit avec orgueil l'excellent Senebier dans l'Histoire littéraire qu'il en a écrite, c'est une des écoles lumineuses de la terre. Qu'on parcoure les trois volumes de cette histoire qui ne va pas au delà de 1786 et qui néglige ainsi les dernières années si remplies du dix-huitième siècle, que de noms illustres et vénérés s'y rencontrent! Théologie, droit public, sciences, philosophie et philologie, morale, toutes ces branches sont admirablement représentées et portent des fruits comme disproportionnés à l'œil avec le peu d'apparence du tronc; c'est un poirier nain qui est, à lui seul, tout un verger. Certes la patrie de Cramer, de Calandrini, de Burlamaqui, de Trembley, de Bonnet et de Saussure, n'a rien à envier aux plus fières patries, surtout quand elle est la nourrice aussi et la mère adoptive de tant d'hommes dont le nom ne se sépare plus du sien, et quand elle a, selon les temps, Calvin pour les saints, Abauzit pour les sages. A Genève, grâce à l'esprit de cité et de famille, apparaissent et se croisent de bonne heure des dynasties, des tribus de savants appliqués et honorés, les Godefroy, les Le Clerc, les Pictet, dans une sorte de renommée sans dissipation, qui ne va pas jusqu'à la gloire, et qui demeure revêtue et protégée de modestie et d'ombre. Genève est le pays qui a envoyé et comme prêté au monde le plus d'esprits distingués, sérieux et influents: de Lolme à l'Angleterre, Lefort à la Russie, Necker à la France, Jean-Jacques à tout un siècle, et Tronchin, Étienne Dumont, et tant d'autres, en même temps qu'elle en a recueilli et fixé

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